Le crépuscule des urnes, par Véronique Valentino
Lors du scrutin du 23 avril, les électeurs ont rebattu les cartes comme jamais sous la Ve république. Aucun des deux grands partis qui ont jusque-là structuré la vie politique n’est au second tour. Nous entrons dans une nouvelle ère. Qui verra peut-être la fin d’une exception française, quand tous les autres pays occidentaux ont fini par accepter l’accroissement brutal des inégalités et hésitent entre nationalisme et oligarchie assumée, quand ils ne cumulent pas les deux.
Un changement d’époque. C’est bien ce qui se profilait dès dimanche soir. Avec ces images hallucinantes depuis le QG de François Fillon, très peu applaudi, quand on repense aux images de ses meetings, où des foules, galvanisées n’en pouvaient plus de hurler des « Fillon président » et d’applaudir Pénélope à tout rompre. Très peu de militants. Où sont-ils passés ces vieux plein de fric qui reconnaissaient en Fillon l’un des leurs ? Donc hier, au QG de « Fillon rends l’argent », les militants semblaient tétanisés. Ils étaient d’ailleurs peu nombreux. Comme s’ils dessaoulaient après une méga cuite. Et réalisaient enfin où les avait menés leur leader maximo, à force de gonfler les muscles, de faire huer juges et journalistes, et de désigner les traîtres : au néant. Ils ont porté leur candidat jusqu’au bout, ont refusé d’admettre les évidences qui d’enfarinage en concert de casseroles s’étaient pourtant bien invitées dans la campagne de leur poulain. Ils se sont bouché les yeux et les oreilles, ont surfé sur une vague qui s’est révélé être un raz-de-marée emportant leurs espoirs de revanche. Et alors ? Tout ça pour ça. Et puis il y aura ces échanges sur les plateaux TV, dans lesquels les responsables du parti Les Républicains -nom qui n’a de sens que par analogie avec leur pendant américain et en dit long sur leur projet pour la France- reconnaîtront, pour le regretter, qu’il n’y avait jamais eu de véritable plan B. Pas de solution de rechange à cette candidature de Fillon qui se solde par un « 21 avril de la droite ». Evidemment, dès ce lundi, ça va sortir les couteaux chez les Républicains, avec en ligne de mire les législatives.
Gérard Colomb et la moralisation de la vie publique chez Macron
Même sentiment de fête gâchée chez Benoît Hamon, à la mutualité, qui espérait quand même atteindre les 10%. Le parti socialiste est aujourd’hui réduit à un gros groupuscule avec 6% des votes. Un peu au-dessus de Nicolas Dupont-Aignan. Un PS renvoyé à la case SFIO. Ce qu’on savait déjà au vu de tous les reniements qui l’ont fait opter pour un tournant libéral-sécuritaire, qui lui a finalement été fatal. Soyons honnêtes : on ne versera pas une larme. Mais ces 6% de voix auront pesé lourd. Accuser ces électeurs d’avoir fait perdre Mélenchon ne sert à rien. Il y avait un socle irréductible qui dans le fond préfère Macron à Mélenchon. Macron donc. Représenté par Gérard Colomb sur le plateau de France 2. A cet instant, on a la confirmation que le grand gagnant du second tour, ce banquier recyclé en candidat antisystème, nous a joué une bonne blague en parlant de moralisation de la vie politique. Il ne peut pas ne pas savoir que Gérard Colomb est précisément ce hiérarque du Ps, qui s’est répandu dans les médias début 2017, pour expliquer qu’il vivait un cauchemar depuis que son salaire au sénat avait été réduit à 4000 euros pour cause d’absentéisme. Avant de se plaindre de cette injustice aux journalistes du Point : "Dans ces conditions, on n'aura plus comme sénateurs que des mauvais, des apparatchiks de partis et des retraités". Un aveu presque candide, car oui, on avait bien compris qu’il n’était pas là pour l’intérêt général mais pour la gamelle. Soyons lui reconnaissant de cette franchise trop rare. Et qui nous ramène à Macron, candidat de l’oligarchie.
Il est revenu le temps de la SFIO
Il y a quelque indécence à voir le PS appeler à voter Macron pour faire « barrage » au FN. Comme s’ils avaient besoin d’excuses pour soutenir le candidat de l’oligarchie. Comme si ce danger du Fn, ils ne l’avaient pas encouragé à force de reniement, de lois sécuritaires, d’état d’urgence en tentation de déchéance de nationalité. Donc les Français ont gobé la farce du banquier et conseiller économique de Hollande repeint en candidat anti-système. C’est Alain Minc qui doit bien rigoler. Le site de droiteAtlantico, qui sait de quoi il parle, évoque une « révolution des élites » et un « nuit debout des traders », s’agissant de l’énarque parti pantoufler chez Rothschild. « Nous assistons en France, aujourd’hui, à une révolution d’un type un peu nouveau ; une révolution des élites non politiques ou para politiques qui ont tout mais, qui, à l’instar de Trump, veulent aussi s’emparer directement du politique », écrivait la politiste Virginie Martin en janvier dernier. Et d’ajouter : « cette oligarchie façon Macron cumulant les ENA, Sciences Po et autres Business School ne veut plus tendre le micro à Obama, elle veut être Obama elle-même ; elle ne veut plus faire du lobbying pour ses entreprises du CAC 40, elle veut faire elle-même la loi ; les Uber ne veulent plus se battre contre le Parlement, ils veulent être le Parlement… ».
Le candidat de l’oligarchie
Macron est donc le probable vainqueur de cette présidentielle. L’oligarchie a beau être minoritaire sociologiquement, elle trouve moyen, dans le processus électoral de « naturaliser ses intérêts ». Faire de ses intérêts particuliers l’intérêt général, de sa volonté de prendre aux pauvres pour donner aux riches la voie de la raison, c’est cela l’arnaque. Le « soyez milliardaires » de l’ex-ministre de l’économie fait ainsi écho en 2017 au « enrichissez-vous » du conservateur Guizot, qui fut ministre de Louis-Philippe, avant de devenir brièvement président du Conseil. Mais lui au moins fut renversé par la révolution de 1848. Quant à ceux qui n’auront pas réussi à mettre en œuvre ce sympathique précepte, il ne leur restera plus qu’à espérer que la richesse accumulée en haut de la pyramide sociale veuille bien ruisseler jusqu’à eux, tout en bas de l’échelle, selon les règles improbables de la théorie du ruissellement. Récupérer les miettes, comme dernier espoir pour ceux qui n’ont rien. Ce qui est plus paradoxal qu’il n’y paraît alors que, dernièrement, même le FMI a dû reconnaître que l’accroissement des inégalités est clairement nuisible, y compris pour l’économie libérale. La voilà donc cette « révolution » en marche promise par Macron et ses soutiens. Les Français se proposent-ils d’élire le Schröder français ?
La grande peur des élites : Mélenchon
Il s’est bien trouvé un Jean-Luc Mélenchon pour répondre à Macron qu’être milliardaire c’est immoral. Mais le bonhomme, bien qu’il ait réussi un score imposant, passant de 11% en 2012 à 19% en 2017, était devenu l’épouvantail des médias qui le dépeignaient en futur Chavez. Comme si la France pouvait devenir le Venezuela. On s’est gaussé du col mao de Méluche, face aux costards de Macron et de Fillon, fussent-ils offerts par des « amis » fortunés. Puisqu’il est bien entendu que n’est respectable que celui qui porte cravate et veston, comme l’a montré la polémique sur le tee-shirt de Philippe Poutou, candidat du nouveau parti anticapitaliste (NPA). Les symboles ont la vie dure. Pas seulement eux d’ailleurs. On aura vérifié que les partisans de Hamon ne furent pas les derniers à tirer à boulets rouges sur Mélenchon. Dont le plan de relance n’avait rien de farfelu, si on se rappelle que les préceptes keynésiens ont davantage fait leurs preuves que ceux des monétaristes. Mélenchon aura ramené un peu d’espoir dans cette campagne toute entière confisquée par les cyniques, qui se cachent derrière le triptyque liberté-égalité-fraternité, pour mieux le trahir.
Casser le Code du travail à coups d’ordonnances
Dans ce crépuscule des urnes, on a retrouvé tous ceux qu’on croyait déchus, à commencer par les sondeurs, avec un Brice Teinturier trop heureux de prendre sa revanche, sur l’air du « On vous l’avait bien dit ». On songe à cette phrase du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, qui écrivait dans son roman Le guépard, adapté par Visconti à l’écran : « il faut que tout change pour que rien ne change ». A l’aune de la révolution promise par Emmanuel Macron, elle prend tout son sens. Il n’y aura donc pas de VIe république. Pas maintenant, en tout cas. Comme ses prédécesseurs, Macron, s’il est élu, se glissera sans encombres dans le costume de monarque républicain. L’éphèbe de cette campagne n’est pourtant pas le candidat si lisse que le dépeignent les médias mainstream. Il l’a annoncé : il réformera le droit du travail par ordonnances. Là encore, il s’agit d’une volte-face, car en novembre 2016, il assurait le contraire. Mais y a-t-il un seul domaine dans lequel Emmanuel Macron ne se soit pas contredit ? Favorable à la légalisation du cannabis, puis opposé. Demandant la reconnaissance des crimes commis pendant la guerre d’Algérie comme crimes contre l’humanité pour mieux assurer le contraire le lendemain. Mais revenons sur les ordonnances. Comme un décret, une ordonnance ne nécessite pas de débat parlementaire et n’est pas amendable. Elle permet au gouvernement de faire passer des mesures qui relèvent de la loi en court-circuitant le parlement. Il suffit de faire voter une loi d’habilitation et le tour est joué. Même ce site gouvernemental -vie publique.fr- doit reconnaître que le nombre d’ordonnances est en forte augmentation depuis les années 2000. Il suffit de faire voter une loi d’habilitation et le tour est joué. Ce qui suffirait à démontrer à quel point la constitution de 1958 est bien peu démocratique. Ce qui est logique, puisqu’elle a été taillée sur mesure pour de Gaulle en pleine guerre d’Algérie et sous état d’urgence.
Qui est l’inspirateur du programme de Macron ?
Dans « L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie ! » le journaliste Hervé Kempf écrit : « les puissances d’argent ont acquis une influence démesurée, les grands médias sont contrôlés par les intérêts capitalistes, les lobbies décident des lois en coulisses, les libertés sont jour après jour entamées. Dans tous les pays occidentaux, la démocratie est attaquée par une caste ». Et à vrai dire, quand on regarde l’entourage de Macron, personnage plutôt falot et dépourvu de culture politique, on réalise à quel point ce dernier est la créature idéale de l’oligarchie. L’inspirateur de son programme économique -car il n’est rien de plus sot que de prétendre qu’il n’en a pas- est Jean Pisani-Ferry, inspirateur du CICE, qui depuis des années truste les postes en vue dans toutes les institutions qui inspirent la politique économique de ces dernières années, sous les gouvernements de droite comme de gauche. Membre de France Stratégie, du CAE (Conseil d’analyse économique), du cercle des économistes, du Centre d’études prospectives et d’informations internationales, de l’association française de science économique, il est prof à Sciences-Po après l’avoir été à Paris-Dauphine et surtout directeur du think tank Brueghel. Actuellement dirigé par Jean-Claude Trichet, ex-patron de la BCE, il associe des Etats européens et des multinationales : Areva, Deutsche Bank, Deutsche Telekom, EDF, Ernst é Young, Erste Bank group, GDF Suez, Goldman Sachs, Google, Microsoft, Novartis, Pfizer, Qualcomm, Renault, Samsung, etc L’Observatoire européen des think tanks, à qui l’on ne peut reprocher d’avoir une dent contre la construction européenne, l’avoue très clairement : « cette proximité du thik tank Brueghel] avec les hauts fonctionnaires européens et les dirigeants des pays de la zone, confère à Brueghel une influence sans équivalent sur les choix de politique économique ».
Guerre civile ou guerre sociale ?
Nous aurons donc le choix entre la guerre sociale et la guerre civile. Ne croyez pas que je sous-estime le danger que représente Marine Le Pen. Avec elle présidente, le spectre de la guerre civile serait tout sauf un fantasme, comme « la-fille-de-qui-vous-savez » ne s’en est d’ailleurs même pas cachée. Chez Marine Le Pen, on a beau citer le général de Gaulle, on travaille sur le nationalisme social. Qui n’a d’ailleurs de social que le nom. Cet article paru en novembre 2016, le disait sans ambages : « ce qui n'empêche pourtant pas beaucoup de pauvres d'imaginer que le FN va améliorer leur sort en leur reversant ce qu'il prendra à d'autres pauvres, au nom qui sonne moins vieux français que le leur. Totale et funeste illusion ». Dans les municipalités FN, on supprime la gratuité de la cantine pour les enfants de chômeurs, les activités périscolaires, quandon ne ferme pas purement et simplement les centres sociaux, comme à Fréjus. Avec une gestion des subventions comme moyen de museler les opposants. Car l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen serait bien pluslourde de conséquences que ce qu’on a pu en dire, moi y compris. Il s’est trouvé des naïfs pour penser que la politique mise en œuvre dans les municipalités Fn, serait un avant-goût, une sorte de laboratoire de la politique qu’il mènerait, s’il arrivait au pouvoir. C’est vrai et faux. Vrai car, comme on l’a vu, les pauvres ne peuvent espérer grand-chose de ce parti et tous ceux qui auront le malheur de s’y opposer seront la cible du mouvement frontiste, comme le montre son action municipale. Mais ce n’est pas non plus exact, car avoir en main toutes les manettes du pouvoir, s’affranchir des conventions internationales qui protègent encore un peu les droits humains, c’est bien autre chose que de gérer une poignée de municipalités. Marion Maréchal Le Pen l’a déclaré au moment du vote de la loi assouplissant les règles de la légitime défense, le parti veillera à supprimer le droit à un avocat dès les premières heures de la garde à vue. Une mesure qui n’a pu voir le jour que grâce aux pressions de la Cour européenne des droits de l’homme, après que la France a été condamnée à de multiples reprises. Ce n’est bien sûr qu’un exemple parmi tant d’autres. Mais intéressant, car la CEDH est dans la ligne de mire du FN et un avocat comme Gilbert Collard -pour ne pas parler de Marine Le Pen elle-même-, sait parfaitement que la possibilité de saisir la CEDH pour un justifiable, est un caillou dans la chaussure du mouvement, qui s’empressera de s’en affranchir. Dans quelle intention le parti insiste-t-il autant sur la nécessité de sortir de la CEDH, mais aussi de la déclaration universelle des droits humains de 1948, si ce n’est pour multiplier les gardes à vue de tout ceux qui, politiquement, socialement, pourrait gêner le parti d’extrême droite ? Car c’est bien le pire des paradoxes de ce quinquennat de Hollande, qui aura octroyé à Marine Le Pen tous les instruments légaux pour mettre en place une dictature, si elle devait l’emporter au 2e tour. Ce qui ferait mentir Raymond Aron quithéorisait l’impossibilité pour l'extrême droite d'accéder au pouvoir parce qu'elle « exprime la barbarie qui demeure sous la mince pellicule de la civilisation ». On n’a donc nulle envie de la voir élue le 7 mai prochain. Le danger serait immense.
Voter Macron ?
Mais voter Macron ? J’entends autour de moi certains qui sont prêts à sauter le pas. D’autres qui hésitent entre l’abstention et le vote blanc. Même un sondeur aussi roué que Brice Teinturier rend justice à cette rumeur qui voudrait que certains électeurs de Mélenchon soient prêts à voter pour la blonde de Saint-Cloud. Ces électeurs-là n’existent pas. En revanche, je sais qu’il y a des militants qui se rêvent en martyrs de la cause antifasciste. Hier, on manifestait lors d’une « nuit des barricades » à Nantes et à Paris, contre cette affiche électorale -comme au spectacle- qui réunit Macron et Le Pen dans la dernière ligne droite . Ne croyez pas que je me moque, vous les anti-fa. Je sais la force et la sincérité de votre engagement, et que si le pire devait advenir, c’est sur vous que l’on pourrait compter. Pas sur les commentateurs à la petite semaine dont je fais sans doute aussi parti. Mais je ne peux accepter le risque que des centaines de jeunes et moins jeunes soient blessés ou tués et que l’on se réveille au Chili de Pinochet dans ce pays. A moins que, dans ce crépuscule qui point, on ne rejoue à guichets fermés « la résistible ascension d’Arturo Ui ».
Véronique Valentino, le 24 avril 2017