Où, toujours mentalement en Russie, votre serviteur traque — au trackpad — une moto.
Où, toujours mentalement en Russie, votre serviteur traque — au trackpad — une moto.
Que je vous explique. À chaque fois que je fais une chronique sur la politique russe, chronique dans laquelle je laisse sentir, disons, un certain désaccord avec certains aspects plus ou moins marginaux de la politique de certains dirigeants du pays dont la langue nationale est ma langue maternelle, je retrouve sur mon mur FB des commentaires de lecteurs qui ne s’étaient jamais intéressés à mes chroniques auparavant, ne m’avaient jamais fait part de leur enthousiasme pour le pentamètre iambique ou la chanson bretonne, mais qui, soudain piqués au vif, se réveillent, et se mettent en devoir de défendre le régime de Poutine. Ces commentateurs changent : je ne les retrouve jamais d’une chronique à l’autre, et leurs arguments changent aussi (ce serait le sujet d’une autre chronique, peut-être intéressante). Là, à propos du documentaire de Navalny, un lecteur, donc, m’expliquait (enfin, ce n’est pas à moi qu’il l’expliquait, mais à tout le monde) que Navalny était un criminel, un escroc et un agent de la CIA, etc. etc., et, pour preuve de ce qu’il avançait, il m’a envoyé sur un lien (que, du coup, vous avez en commentaire). Ce lien donne sur le site d’une journaliste, ou je ne sais pas comment elle veut qu’on l’appelle, qui s’appelle Karine Bechet-Golovko. On y lit une série d’articles dont l’orientation est, disons, celle du pouvoir en place. Et si vous regardez en haut à droite, vous avez une rubrique « liens utiles ».
Le premier est « Comité Valmy », qui est visiblement une officine souverainiste (on y lira quelques articles d’Asselineau, par exemple, ou d’un Bernard Lugan — qui, lui non plus, n’est pas précisément à gauche), — une officine qui, elle aussi, publie de longs éloges du pouvoir de Poutine (En fouillant, je découvre qu’ils ont republié, en 2013, l’article du « Monde » que Françoise Morvan avait rédigé à propos des Bonnets rouges... Comme quoi personne n’est responsable de ses « partages »...). Et puis, le suivant, c’est « Novorossia Today », lequel est une réplique, pour le Donbass, de la chaîne officielle russe « Russia Today » et de « Sputnik en français ». Et, dans la colonne des « liens utiles », ce qui sépare « Novorossia Today » de « Russia Today », c’est un lien qui s’appelle comme ça : « Rapports Ministère défense russe ».
Cliquez sur « Novorossia Today ». — Novorossia, je le rappelle, c’est le nom de la république séparatiste de Donetsk, qui se bat contre le pouvoir ukrainien (j’ai consacré au drapeau et à la rhétorique de cette république un certain nombre de chroniques dans mon deuxième volume de « Partages », — voir, par exemple, celle du 29 août 2014). —
En date du 29 mars, il y a un article qui dit : « Libye, Donbass, Corse, la résistance des peuples s’organise ». — Et vous savez ce que c’est, pour eux, la « résistance des peuples » ? Ce sont des partisans de Khadafi qui, en Tunisie, ont rencontré les partisans du Donbass russe et des nationalistes corses du mouvement « Leia Naziunale », qui est un groupuscule, là encore, raciste (anti-musulman)… Et, je le note en passant, voilà comment est présenté le représentant du Donbass : « Monsieur Serguei Chpak au nom de la République Populaire de Lougansk a ensuite pris la parole. Ce patriote passionné a déjà un beau passé militant derrière lui. Médaillé pour avoir œuvré au retour de la Crimée au sein de la mère patrie, il s’est engagé dès 2014 pour la cause du Donbass, rejoignant les volontaires avec lesquels il a combattu la junte de Kiev. Il est également représentant de l’Union Antifasciste. Ce terme doit s’entendre dans le sens russe, c’est-à-dire patriote, opposé farouchement à tous les envahisseurs de la terre sacrée. Un antifasciste du Donbass n’a rien à voir avec les petits individus fragiles et cosmopolites qui hantent l’occident décadent. »
La dernière phrase, n’est-ce pas, est claire. — Ensuite, un peu plus bas, il y a un article sur la visite en Novorossia d’un « historien français », Pierre Malinowski. Vous savez qui c’est, ce Pierre Malinowski ? Je ne savais pas, j’ai regardé : c’est l’assistant parlementaire de Jean-Marie Le Pen à Strasbourg… Nous sommes dans « l’anti-fascisme » forcené.
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Mais ça, c’était pour l’ambiance. Ce qui était nouveau pour moi, c’était un autre article : « Vers un nouveau Yalta : création d’un comité d’intégration Russie-Donbass ». — Là encore, nous autres, ici, nous avons les yeux fixés sur nos élections, et je n’avais pas prêté attention à un fait tout petit : la Russie vient de reconnaître la validité des passeports de la « république de Lougansk » et de celle de Donetsk. La question n’est pas seulement que ces citoyens de ces « républiques » peuvent désormais entrer en Russie sans visa —il s’agit d’une reconnaissance juridique de ces deux entités, qu’aucun pays au monde ne reconnaît. L’étape suivante a déjà commencé depuis longtemps : il s’agit d’une intégration économique et « culturelle », en fait d’une intégration graduelle et totale des deux républiques à la Fédération de Russie… En tant que républiques autonomes, je suppose… Et c’est un processus qui s’accélère.
La république de Donetsk a privatisé un certain nombre d’entreprises ukrainiennes ; le pouvoir ukrainien, miné par ses propres nationalistes, a surenchéri, en rétorsion et décrété un blocus sur le charbon que le Donbass lui livrait. C’est ce blocus, j’ai l’impression, qui a servi de prétexte à la création de ce comité — et le charbon du Donbass sera acheté par la Russie ou d’autres pays… En même temps, je l’apprends par le même site, Poutine a décidé « d’offrir » à la Serbie un certain nombre d’armes, dont un avion de combat dernier modèle… Et, en même temps, Viktor Orban, en Hongrie, met en garde Porochenko sur les droits des minorités hongroises d’Ukraine, soi-disant bafoués. Il demande pour les garantir la création de régions autonomes au sein de la république d’Ukraine.
Il y a eu un nouveau sommet à Yalta, à l’ombre de la statue des trois grands qui se sont partagé le monde en 1945. L’idée des participants au nouveau sommet de Yalta est que l’intégration soit totale à la fin de l’année 2017. C’est-à-dire que la Russie s’accroisse de deux provinces historiquement ukrainiennes (mais russophones). Pour parachever cette intégration, Zakhartchenko, le président de la « république de Donetsk » a lancé l’idée d’un référendum, et Plotniski, président de celle de Lougansk a précisé que ses résultats seraient pareils à celui de la Crimée. Ces régions seront donc dirigées par des hommes heureux de faire la chasse aux « hommes fragiles et cosmopolites ».
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Et la moto, me direz-vous ?
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Poutine, vous le savez sans doute, c’est un mec. Un mec comme chez Fréhel, avec des biscoteaux-costauds. On le voit rouler les mécaniques, montrant son torse glabre, à faire toutes sortes d’occupations viriles ou supposément telles. Et il a des amis qui ont aussi des biscoteaux-costauds, et… des motos, costaudes, pour les rouler vraiment (les mécaniques). Il utilise pour sa propagande un gang de motards, les « loups de la nuit », — c’est comme ça qu’ils s’appellent. Le chef de ce gang, qui se promène partout dans une tenue bizarre, et, supposément, là encore, bikeuse, s’appelle Alexandre Zaldostanov, mais tout le monde l’appelle « Khirourg » (le chirurgien — je ne sais pas pourquoi, je crois que son père était chirurgien). Disons qu’il est plutôt sanglant, comme chirugien. — On ne compte plus les photos de Poutine entouré de motos, et, ces motos, elles sont envoyées dans tout le pays pour faire des parades patriotiques, ou bien, par exemple, en Tchétchénie, — pour se faire photographier avec Kadyrov (parce que Zaldostanov et Kadyrov sont très amis — des amis virils, vous comprenez, des costauds). Aussi incroyable que ça puisse paraître, la voix de Poutine, pas officielle, mais intime, officieuse, amicale, chaleureuse (oui, oui), c’est ce type là, ce clown sinistre avec sa barbiche et son armure de cuir. Il est un des « patriotes » les plus éminents, les plus célèbres, et les plus décorés de Russie. Ce clown est membre fondateur du Comité d’Intégration. Il n’a rien à voir avec Donetsk, il n’y habite pas, il n’est pas Ukrainien. — C’est donc Poutine lui-même, en personne, qui est devenu membre du Comité.
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Un dernier point. — Le président de la république de Donesk est cet Alexandre Zakhartchenko qui appelait en 2014 ses soldats (ou comment faut-il les appeler) à achever tous les prisonniers ukrainiens qu’ils prenaient — j’en avais parlé sur le moment. — Un autre signe de la victoire définitive de Poutine semble la vague d’assassinats qui frappe les différents chefs de gangs de ceux qui, à un moment ou à un autre, se sont battus chez les « pro-russes ». Une bonne dizaine de types se sont fait assassiner, et c’est l’un des survivants, Strelkov (mêlé à l'histoire du Boeing de Malaysia Airlines, et à présent retiré des affaires, du moins l’affirme-t-il) qui a vendu la mèche : non, ce ne sont pas les services ukrainiens qui les tuent, ce sont les services russes, — un groupe particulier de « volontaires » employés par Poutine dans toutes sortes de situations, et en particulier en Syrie. On les appelle la brigade « Wagner ». Le chef de cette brigade a été photographié, officiellement, au Kremlin, en compagnie de Poutine, en décembre 2016. Encore une fois, ce n’est pas Cosa Nostra — c’est, aujourd’hui, la Russie.
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Si le scandale lié à Navalny ne se calme pas tout seul, les événements au Donbass peuvent se précipiter. Et le Donbass sera russe, — oui, très vite. Poutine est prêt à affronter les protestations de l’Union européenne, laquelle, de toute façon, n’a rien pu faire quand il a démembré la Géorgie et qui est elle-même minée par ses contradictions et par ses fascistoïdes à elle — à elle, et, on l’a vu, pas seulement à elle. Et quid de la pérennité des sanctions économiques avec Trump ?....
André Markowicz
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.