Ça bouge à l’Est, par André Markowicz
Ça bouge à l’Est
Pendant que nous sommes fixés sur les mises en examen de Pénélope et de François Fillon, et que — et comment ne pas l’être ? — nous sommes indignés à cause des montres, costumes etc de l’honnête homme qui cherche à imposer à ses concitoyens une austérité bien pire que celle qu’ils vivent en ce moment, à l’Est, il y a du nouveau.
Alexéï Navalny, à la tête du Fonds de Lutte contre la Corruption, a publié sur youtube une enquête explosive sur les réseaux du premier ministre, Medvédev, sur sa fortune personnelle — sur la façon dont il en organise la gestion par une série de « fonds de bienfaisance » dirigés par quelques-uns de ses amis les plus proches (des gens qu’il connaît depuis l’Université). L’enquête de Navalny, construite sur des faits indiscutables, met au jour un système de corruption général en Russie. En fait, ce n’est même pas un système de corruption — c’est un système de captation des richesses nationales, et de captations de ces richesses à un niveau encore jamais vu, j’ai l’impression, dans l’histoire récente, au sens où toutes les grandes entreprises du pays, quasiment, oui, toute la richesse de la Russie, sont concentrées entre les mains d’un très petit nombre de personnes — sans doute pas plus d’une centaine, toutes dirigées par Poutine lui-même, qui se taille une part essentielle dans la plupart des contrats. Le film d’Alexéï Navalny a été vu, au moment où j’écris, par plus de 15 millions de personnes, ce qui, là encore, est gigantesque — et sans exemple.
Les gens, à travers tout le pays, sont descendus dans la rue — des milliers et des milliers de personnes. Et là encore, on n’avait plus vu ça depuis des années. Plus d’un millier de personnes ont été arrêtées. Navalny a été condamné, aux dernières nouvelles, à quinze jours de prison, pour « refus d’obtempérer aux agents de la force publique », ce qui, au vu des vidéos de son arrestation, est grotesque. Mais les locaux de son Centre ont été envahis par la police, sans mandat, tout le matériel informatique en a été saisi — je devrais dire « volé », puisqu’il n’y avait aucun mandat, aucun document qui permettait une intrusion, sinon une soudaine alerte à l’incendie puis à la bombe et le débranchement, tout aussi soudain, de l’électricité, et tous les collaborateurs du Centre qui se trouvaient sur place (vingt personnes) ont été arrêtées également.
Cela, c’est, pour l’instant, la seule réponse du gouvernement russe au réquisitoire de Navalny : aucune réponse, juste une repression contre les gens — et on ne compte plus les agressions contre les opposants sur tout le territoire de la Russie. Pour l’instant, personne n’a été tué : il s’agit juste (si je puis dire) d’arrestations administratives, de condamnations à des amendes, ou des sabotages de voitures, de locaux, de menaces « anonymes » par téléphone etc.
Les faits mis en lumière par Navalny sont accablants, et le silence absolu du pouvoir est amplifié par un autre silence, celui de tout le reste de la presse russe, et de tout ce qui reste de l’opposition autorisée. Ce silence s’explique simplement. La mise au jour de ce système de captation des richesses d’un pays par un petit groupe de criminels expose ces criminels à un dilemme : comment vont-ils pouvoir reprendre le contrôle ? à quoi seront-ils prêts pour garder le pouvoir ? ont-ils, en clair, les moyens, aujourd’hui, de se lancer dans une guerre contre leur propre peuple (comme cela a été le cas sous Staline) ou vont-ils essayer de trouver un agresseur extérieur sur lequel ils pourraient détourner la colère des gens ?
La Russie est un pays riche, mais l’espérance de vie des hommes y est la plus faible d’Europe - même pas 65 ans. Et la tentative de Poutine de créer une classe moyenne russe indifférente à la politique, qui pourrait vivre tranquillement et consommer en laissant les élites amasser toujours plus de richesses se cogne aujourd’hui contre une réalité qui n’est pas seulement économique : contre le pouvoir d’internet. Encore quelques jours, et ce seront vingt millions de personnes qui auront vu cette émission où, à partir d’une paire de Nikes et de chemises flashy dans lesquelles Medvédev s’est lui-même photographié, l’équipe des enquêteurs de Navalny est parvenue à remonter, par internet, à l’entreprise qui les avait commandés, puis à la personne qui dirigeait cette entreprise et puis, de fil en aiguille, à recréer tout un organigramme de financements, et en montrant des images des biens accumulés, — des images stupéfiantes (même si nous avons l’habitude), ainsi ce palais historique de Pétersbourg qui appartient à un fonds de bienfaisance dirigé par le meilleur ami de Medvédev, et qui a été transformé en résidence de luxe, avec ascenseur intérieur… pour voitures. Oui, les occupants de ces appartements peuvent faire remonter leur voiture chez eux, directement dans leur salon, et vivre avec. L’inviter à dîner, peut-être bien.
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Ce qui est nouveau, c’est le nombre de jeunes (même de lycéens) qui ont participé aux manifestations : c’est vraiment une nouvelle génération, à laquelle quelqu’un sur FB a donné un nom très caractéristique : « ceux qu’on n’a pas encore cognés ».
C’est là que ça devient dangereux : évidemment qu’ils ne renonceront pas à leur pouvoir. Et c’est en ce moment, quand l’Europe est impuissante, quand les Etats-Unis sont dirigés par Trump, que tout pourrait se jouer. Comment canaliser la colère des gens ? comment la réprimer ? — Poutine et les siens peuvent-ils se permettre la terreur ? Peuvent-ils passer des assassinats ciblés de quelques-uns de leurs opposants à quelque chose d’autrement plus vaste ? Et cette terreur, ne nuirait-elle pas à leurs affaires off-shore ? Et que se passera-t-il pour les élections présidentielles de 2018 ? Je n’en sais rien du tout, et je me garderai de jouer les prophètes.
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Je ne suis pas un partisan inconditionnel de Navalny qui, sur bien des sujets, se tient à une doctrine nationaliste, souvent à la limite du racisme (je me souviens de prises de position contre la Géorgie tout à fait terribles). Mais ce qu’il fait là, et lui et son équipe, ne peut que forcer le respect. Et il faut les aider. — Vous avez en commentaires le lien du reportage sur youtube : une fois n’est pas coutume, je vous le demande — likez-le, pas sur ma page, mais sur youtube, pour que vos likes soient visibles en Russie (la vidéo est accompagnée de sous-titres anglais). C’est, pour l’instant, et à notre niveau individuel, le seul moyen d’aider ces gens — plus ils sont connus, plus ils sont, pour l’instant, physiquement protégés.
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En même temps, il y a ce qui se passe en Biélorussie — ces manifestations, elles aussi, très nombreuses, et très suivies (ce qui est sans exemple, là encore), contre le pouvoir du dictateur Loukachenko. — Il avait imposé une taxe sur les chômeurs… Oui, les personnes sans emploi, ou considérées, selon un vocabulaire soviétique comme « parasites » (c’est-à-dire pas directement productives) sont censées payer un impôt particulier, parce qu’elles sont un poids pour la société. Une société dans laquelle un quart de la population active est au chômage, — où il n’y a, tout simplement, pas de travail. Où les gens sont réduits à la misère (et, je le note en passant, l’espérance de vie des hommes est de 69 ans… quatre ans de plus qu’en Russie), et vivent, pour certains, à la limite de la disette. Et en Biélorussie aussi, c’est un ras le bol général, mais particulièrement chez les jeunes, c’est-à-dire parmi les plus entreprenants, les plus actifs.
Pour l’instant, le gouvernement a fait marche arrière : cet impôt ne serait pas exigé cette année, si j’ai bien compris, parce que l’indignation de la nation tout entière menaçait réellement de déborder. Mais là aussi, c’est une répression individuelle qui s’abat sur les manifestations : pas une répression de masse, mais un tel, par hasard, s’ouvre le crâne dans un panier à salade, un autre qui se casse un bras, tout seul, exprès, sans doute, pour que l’opinion internationale en accuse la police biélorusse, et ainsi de suite, et ainsi de suite. Et des peines de prisons, par centaines, de quelques jours à quelques semaines — et allez savoir ce qui se passe dans les prisons, même quand vous n’y restez que quelques jours…
Les manifestations biélorusses, dans quasiment tout le pays, ne sont pas liées avec celles de Russie — elles ont commencé bien avant, et Loukachenko ne s’entend pas obligatoirement avec Poutine, mais, là encore, pour l’instant, le choix a été fait d’une répression silencieuse, individuelle — parce que, pour l’instant, les gouvernants ont fait le choix de ne pas attaquer frontalement. Est-ce qu’ils ont fait ce choix, ou est-ce que le rapport des forces, nationales et internationales, fait qu’ils n’ont plus les moyens de la Grande Terreur ?
Cela, c’est aussi à nous d’y répondre.
André Markowicz
Traducteur passionné des œuvres complètes de Dostoïevski (Actes Sud), Pouchkine et Gogol, poète, André Markowicz nous a autorisés à reproduire dans L'Autre Quotidien quelques-uns de ses fameux posts Facebook (voir sa page), où il s'exprime sur les "affaires du monde" et son travail de traducteur. Nous lui en sommes reconnaissants.