Spectres, signe des temps, par Arnaud Maïsetti
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Rien ne nous rend plus heureux que de voir quelqu’un s’approcher de nous avec une caisse pleine de masques exotiques, pour nous en présenter les exemplaires les plus rares, le masque de l’assassin, du magnat de la finance, du bourlingueur. Regarder à travers de tels masques nous ensorcelle. Nous voyons les constellations, les instants où nous fûmes réellement l’un ou l’autre de ces personnages, ou tous à la fois. À ce jeu de masques, nous aspirons tous comme à une source d’ivresse, et c’est de cela que vivent aujourd’hui encore les tireuses de cartes, les chiromanciens et les astrologues. Ils savent nous replonger dans une de ces pauses silencieuses du destin, dont on ne remarque qu’après coup qu’elles contenaient le germe d’une tout autre destinée que celle qui nous fut impartie.
Walter Benjamin, Brèves d’ombres (« De la croyance aux choses que nous président les voyants »)
Spectres au fond du couloir. Quelles vies, autres ou semblables, possibles, désirables et enfuies ? Politiques des spectres : anti-politique. Semaine dans le contretemps de ces jours : la semaine dernière, Cahors, puis de nouveau Marseille, Aix, le sud, l’ouest, le printemps passé au-dessus de mon ombre, et tout vibrant de possibles dans les soirs perdus de n’avoir pas été écrits. On avance sur ces jours comme dans ces nuits les mains en avant, et les yeux ouverts davantage quand la lumière s’efface.
Spectres de vies passées ou au-devant de moi qui s’enfoncent dans l’oubli déjà. Train, métro, voiture, routes qui s’échappent, ou dansent. Les mots ne suffisent jamais à dire les jours quand ils sont passés, et c’est à ce cela qu’on reconnaît un jour : qu’il est passé. Entre le passé et ce qui vient, il y aura toujours du temps perdu à chasser l’un et l’autre, comme du vent.
Spectres partout. J’écoute ce soir Sign of the times des sublimes Inna de Yard : le secret du reggae dans le contretemps nomme mes jours aussi. Ces dernières semaines, j’aurai plongé encore et toujours dans les jours d’une autre vie que j’aurais voulu écrire, et peut-être l’ai-je fait. Cette semaine est une porte battante, une autre, entre ce qui a été, et ce qui pourrait être.
Spectres encore, signe des temps : sur la paroi de ce monde qui s’épuise à gesticuler et meurt lentement, enfin, les ombres donnent l’illusion d’être plus grandes alors qu’elles s’éloignent : c’est une loi de l’histoire et de l’optique. Écrire entre ces ombres n’a peut-être aucun sens, ou celui-là : de provoquer l’éloignement intérieur, et de convoquer d’autres ombres, d’autres forces. Lecture de Brèves ombres de W. Benjamin ces jours, et de Genet, recherche d’autres chemins déjà. Et la voix de Steve Newlands. Spectres de vies qui pourraient être les miennes que je voudrais rejoindre, mais je ne rejoins que la lumière qui s’efface autour d’eux.
Qu’ainsi le destin s’arrête comme s’arrête un cœur – voilà ce que nous ressentons, avec un effroi profond et bienheureux, dans ces images apparemment si pauvres, si gauches, que le charlatant nous présente de nous-mêmes. Et nous nous hâtons d’autant plus de lui donner raison, qu’avec une plus ardente soif nous sentons monter en nous les ombres de ces vies que jamais nous ne vécûmes.
W. B. id.
Arnaud Maïsetti
Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | Carnets, Facebook et Twitter @amaisetti.