L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le passé colonial de la france implique toutes les forces politiques, interview d'Olivier Le Cour Grandmaison

Lors d’une interview qu’il nous a accordée, Olivier Le Cour Grandmaison revient sur l’importance de la reconnaissance officielle par la France des crimes coloniaux. Et explique pourquoi ce « passé qui ne passe pas » est un enjeu terriblement contemporain.

L’Autre Quotidien : Quel est l’enjeu de la reconnaissance des crimes coloniaux pour la société française ?

Olivier Le Cour Grandmaison : L’appel que nous publions (1), porte sur la reconnaissance de l’ensemble des crimes coloniaux commis par la France au cours de sa longue histoire impériale, au Maghreb, en Afrique, à Madagascar, en Indochine et dans tous les territoires placés sous domination française. Il y a eu, notamment en ce qui concerne les événements d’octobre 1961 (2) des reconnaissances locales mais insuffisantes, pas vraiment de reconnaissance au niveau national, y compris pour les massacres du 8 mai 1945. En ce qui concerne le 17 octobre 1961, par exemple, il y a une plaque à Paris. On a aussi le boulevard du 17 octobre 1961 à Nanterre, une stèle à Givors, une autre à Bagnolet. Ceci pour souligner le décalage de plus en plus significatif, entre des initiatives locales, avec des maires qui ont effectivement reconnu les massacres commis à cette date, et l’absence de reconnaissance significative au niveau national. En ce qui concerne les massacres du 8 mai 1945, le conseil municipal de Paris, a adopté un vœu il y a deux ans de cela, demandant au chef de l’Etat la reconnaissance du 8 mai 1945, comme crime d’Etat. Là encore, on attend toujours la réponse de François Hollande et je pense qu’on va l’attendre longtemps.

Les faits auxquels on fait allusion se sont produits il y a longtemps. Pourquoi cet appel maintenant ?

Il me paraissait important, en 2017, de lancer un appel général. D’une part, parce que c’est la date des élections présidentielles comme chacun le sait. Mais 2017, c’est également le soixante-dixième anniversaire, non seulement de la guerre d’Indochine, mais aussi des épouvantables massacres de Madagascar, qui ont fait entre 70 000 et 80 000 morts. Dans ce contexte, nous avons souhaité mettre à l’agenda politique, un appel pour la reconnaissance globale des crimes coloniaux commis par la France. De ce point de vue, les déclarations d’Emmanuel Macron, ont d’une certaine façon confirmé que nous avions raison.

Quel est l’enjeu de la reconnaissance de ces crimes pour nous tous qui vivons en France, sachant que ce pays a compté l’un des plus vastes empires coloniaux du monde ?

C’est important pour nous tous, qui aujourd’hui vivons dans cette « douce France » de 2017, mais aussi pour les victimes. Celles et ceux qui ont participé aux massacres, qui ont donné les ordres, qui les ont couverts et éventuellement qui les ont exécutés, ceux-là ne sont plus de ce monde. Il est donc impossible d’engager des actions en justice contre eux. C’est d’autant moins possible que, pour ce qu’on appelait à l’époque « les événements d’Algérie », entre 1954 et 1962, les lois d’amnistie empêchent toute action en justice contre des militaires et des policiers qui auraient commis des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité. La seule façon de rendre justice aux personnes qui ont été torturées, massacrées, enlevées et exécutées sommairement, passe par la reconnaissance que ces événements ont bien eu lieu. Pour leurs descendants et les héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale, c’est la seule façon de reconnaître la singularité et les spécificités de leur histoire. Qu’ils soient français ou étrangers, qu’ils vivent sur le territoire français ou non, à raison du passé impérial français, ils ont une histoire singulière. Cette histoire singulière doit avoir droit de cité, dans tous les sens du terme. Elle doit être reconnue comme telle par les officiels de ce pays dans le cadre de commémorations. C’est le cas, suite à la loi Taubira, qui reconnaît l’esclavage comme crime contre l’humanité. Tous les ans, un rassemblement commémore cette loi. Rassemblement au cours duquel les plus hauts représentants de l’Etat prennent la parole pour rappeler ce qu’ont été les réalités de la traite et de l’esclavage. Nous considérons que, en ce qui concerne les crimes coloniaux commis par la France, il devrait en être de même.

Tu parles de l’importance de la reconnaissance de cette histoire singulière pour les descendants, mais est-ce que cette histoire n’est pas aussi celle de tous les Français ?

Bien sûr que si. Mais du fait de cette absence de reconnaissance, il y a un effet -et ce n’est pas le seul-, sur l’enseignement de l’histoire. Certains enseignants, parce qu’ils pensent n’être pas soutenus, ni par les recteurs, ni bien évidemment par les autorités publiques, hésitent parfois à traiter de ces questions. Il est clair que si ces crimes coloniaux étaient reconnus par les plus hautes autorités de l’Etat, les enseignants intéressés par ces affaires seraient plus légitimes encore à traiter de ces questions. Par conséquent, ce serait aussi un moyen de faire en sorte que l’ensemble des Français, quel que soit leur passé singulier, prennent effectivement connaissance de ce qui a été perpétré à l’époque coloniale.

Tu t’es beaucoup battu contre la loi de février 2005. Où en sommes-nous ?

C’est une singularité française, en effet, la loi du 22 février 2005 (2) n’a pas été abrogée. Seul un article en a été retiré. Tant et si bien qu’au jour où nous parlons, dans cette république, il existe un texte législatif qui établit une interprétation officielle du passé colonial et qui -je cite ce passage de la loi- reconnaît « l’œuvre accomplie par la France en Afrique du Nord et dans les autres territoires placés sous sa souveraineté ». Il n’y a pas besoin d’être un universitaire particulièrement affûté pour comprendre que le terme « œuvre », tel qu’il est employé là, comporte évidemment une acception positive de ce passé colonial. Il y a un double scandale. Premièrement, la France est la seule ancienne puissance coloniale où une majorité politique a cru bon de procéder ainsi. Deuxièmement, l’Etat ne peut pas, et ne doit pas, sauf à méconnaître ses principes démocratiques, promouvoir une histoire officielle.

On l’a encore vu lors des propos d’Emmanuel Macron, proposant de reconnaître la responsabilité de la France dans les crimes commis en Algérie, il y a une forte retenue à reconnaître la réalité de ce qu’a été notre histoire coloniale. Pourquoi ?

A la différence de Vichy, le passé colonial de la France implique au moins trois républiques -la troisième, la quatrième et la cinquième-, ainsi que de très grandes figures de ces républiques, appartenant à quasiment tous les partis politiques. Il y a bien sûr Jules Ferry, mais aussi d’autres dirigeants socialistes, comme Guy Mollet, qui a fait voter les pouvoirs spéciaux en 1956. Il y a aussi François Mitterrand qui, en tant que ministre de la Justice, a signé de sa blanche main les décrets d’exécution de militants du FLN, pendant la guerre d’Algérie. Il faut aussi rappeler que la direction du parti communiste, n’a pas pris position à l’époque « pour l’indépendance de l’Algérie », mais « pour la paix en Algérie ». Autrement dit, ce passé colonial de la France fonctionne comme une sorte de révélateur photographique. Et la photo qui en sort n’est évidemment pas du tout à la gloire de l’ensemble des trois républiques précitées et des forces politiques de ce pays, de droite comme de gauche.

Dans l’appel que vous publiez, vous demandez également qu’on ouvre toutes les archives. Existe-t-il un problème d’accès à ces archives pour les historiens ?

Sans rentrer trop dans le détail et les aspects juridiques, l’un des problèmes c’est que dans certains cas, les chercheurs qui veulent accéder à certaines archives, comme celles de la préfecture de police, doivent s’adresser à cette dernière. Celle-ci est à la fois juge et partie. C’est elle qui décide en toute liberté d’accorder ou pas des autorisations aux chercheurs qui en font la demande. Ce qui relève d’une politique de l’arbitraire. Il faut rappeler que Jean-Luc Einaudi (3), par exemple, pour ce qui est des massacres du 17 octobre 1961, en a fait les frais. L’accès à certaines archives lui a été refusé, alors que dans les mêmes temps, la préfecture de police autorisait l’historien Philippe Brunet à les consulter. Or, Philippe Brunet était plus en odeur de sainteté du côté de la préfecture de police, parce que globalement il reprend la thèse officielle. C’est pourquoi nous demandons effectivement une réforme législative visant à rendre beaucoup plus facile l’accès à toutes les archives concernant le fait colonial.

Tu demandes la création d’un lieu de mémoire. Il existe aujourd’hui un musée de l’histoire de l’immigration. Est-ce que, selon toi, nous avons besoin d’un musée de la colonisation ?

Cela pourrait prendre cette forme. Il y a, pour la traite triangulaire et l’esclavage, un certain nombre de personnalités et d’associations engagées, qui demandent effectivement la création d’un musée relatif à la période coloniale. Il serait parfaitement légitime qu’il y ait un musée de ce type en France, qui permettrai à toutes et tous de prendre connaissance des crime perpétrés lors de la colonisation. Cela permettrait à celles et ceux qui en ont été victimes de prendre acte du fait que leur histoire a désormais une place dans la république française et qu’ils ne sont pas, de ce point de point de vue, également discriminés du point de vue des initiatives mémorielles.

Vis-à-vis de cette histoire, y a-t-il une singularité française, si l’on compare le comportement d’autres ex-puissances impériales, comme la Grande-Bretagne, l’Italie, l’Allemagne ou les Pays-Bas ?

Il y a assurément une spécificité française qui n’est pas du tout à l’honneur de notre pays. Je prends quelques exemples. En octobre 2008, le président du conseil italien, Silvio Berlusconi, reconnaît les dommages infligés par l’Italie à la Libye, lors de la période coloniale. Il accorde 5 millions de dollars au titre des réparations et restitue à la Libye des œuvres d’art. Le 10 juillet 2015 -c’est très récent-, le gouvernement allemand conservateur d’Angela Merkel, qui sur ce point est beaucoup plus en avance que le gouvernement dit "socialiste" de la France, a reconnu qu’un génocide avait bien été perpétré à l’encontre des Hereros, de 1904 à 1905. Génocide perpétré entre autres par le général Lothar Von Trotha, qui commandait les troupes régnant sur ces territoires coloniaux. Plus récemment, en septembre 2015, le gouvernement britannique a reconnu les tortures et mauvais traitements infligés aux Kenyans lors du soulèvement des Mau-Mau dans les années 1950. Le gouvernement britannique a financé, à Nairobi, un monument en mémoire des victimes de ces massacres. Quand on fait la comparaison avec ces anciennes puissances coloniales, on s’aperçoit effectivement que la France est terriblement en retard. Par ailleurs, il faut rappeler que des Etats comme la Nouvelle-Zélande, l’Australie, le Canada et les Etats-Unis ont tous, à des degrés divers, reconnu là aussi les torts infligés aux populations autochtones et, dans certains cas, cette reconnaissance s’est accompagnée de réparations financières.

Tu fais allusion aux décisions prises par les gouvernements allemand et britannique. Comment expliquer que, à la différence du gouvernement socialiste français, des gouvernements dirigés par des conservateurs, aient pu prendre ce type d’initiatives ?

Pour ce qui est de la Grande-Bretagne, ça relevait d’une décision de justice. Des victimes et des descendants de victimes kényanes massacrées à l’époque ont engagé une action en justice devant les institutions britanniques. Ils ont demandé une réparation financière. Et à l’époque, contrairement à ce qui se passe en France, non seulement le gouvernement conservateur n’a pas critiqué cette décision, mais il l’a au contraire approuvé et, pour témoignage de cette approbation, a accepté de financer un mémorial à Nairobi.

Est-ce qu’une action judiciaire de ce type serait possible en France ?

Ce n’est pas possible en France, notamment à cause des lois d’amnistie. Rappelons que Nicole Dreyfus, qui était avocate du FLN pendant la guerre d’Algérie, qui par la suite a mené un combat judiciaire important pour faire reconnaître les massacres d’octobre 1961 et a engagé des actions en justice devant des tribunaux français, s’est à chaque fois heurtée aux lois d’amnistie votées et incluses dans les accords d’Evian. Donc, pour ce qui est de la France, les actions en justice n’ont jamais abouti. Cela ne fait que renforcer la nécessité d’une reconnaissance officielle.

On découvre à travers le texte de l’appel des exactions dont on n’a peu parlées, comme les déportations de population ou l’emploi d’une main d’œuvre forcée pour la construction d’infrastructures. Ces faits semblent réduire à néant la thèse selon laquelle la colonisation aurait aussi produit des bienfaits pour les peuples colonisés, non ?

C’est effectivement important de le rappeler parce que, dans la rhétorique de celles et ceux qui prétendent adopter une posture se présentant comme objective, alors qu’elle est apologétique, l’un des arguments constamment avancés est celui de la construction des infrastructures : routes, chemins de fer, etc. Ceux-là sont soit ignorants, soit idéologues, soit les deux à la fois, dans la mesure où ils oublient ou feignent d’oublier qu’une grande partie de ces infrastructures ont été construites par le recours à une main d’œuvre forcée. En précisant que ce travail forcé, imposé dans les colonies jusqu’au 11 février 1946, s’appliquait, non pas à des personnes qui avaient commis des délits et des crimes, mais à l’ensemble des populations civiles. Ce qui a débouché sur des formes d’exploitation d’une extraordinaire brutalité. Exemple célèbre, à la fin des années 1920-début des années 1930, la construction de la ligne de chemin de fer Congo-Océan, entre la capitale Brazzaville et Pointe Noire, un port de l’atlantique. Celle-ci a entraîné la mort de 17 000 indigènes pour la construction des 140 premiers kilomètres. Le ministre des colonies de l’époque, André Maginot [à qui on doit la ligne éponyme], déclarait que les taux de mortalité dans les camps de travail, qui accompagnaient la construction de cette ligne de chemin de fer, étaient de 57 %. Il est donc assez difficile de prétendre que cela relève d’une très glorieuse entreprise et des « bienfaits de la colonisation ».

S’agissant de la reconnaissance de crimes contre l’humanité, certains y compris à gauche, prétendent qu’on ne peut pas reconnaître ces crimes coloniaux comme des crimes contre l’humanité, ce dernier terme devant être réservé à la shoah ?

J’ai effectivement trouvé plutôt singulier que Benoît Hamon, dont on pourrait attendre qu’il dispose sur ce sujet de meilleures informations, confonde crime contre l’humanité et crime de génocide. Le code pénal français les distingue de façon précise. L’article 221-1 définit le crime de génocide, alors qu’un autre, l’article 212-1, définit le crime contre l’humanité. Si on prend la définition des crimes contre l’humanité, telle que la précise le code pénal, elle peut s’appliquer sans difficulté à un certain nombre d’actes commis par la France lors de la dernière guerre d’Algérie ou à Madagascar. D’autres massacres commis antérieurement, relèvent bien, effectivement, d’une caractérisation juridique de crime contre l’humanité.

Dans l’effort théorique qui a conduit à la colonisation et à ses atrocités, tu cites des phrases terribles de Tocqueville. Comment l’expliquer ?

Cela a été effectivement une découverte pour moi, lorsque j’ai commencé à travailler sur « Coloniser, exterminer », que de découvrir que Tocqueville n’est pas seulement le théoricien de la démocratie, notamment à travers « De la démocratie en Amérique ». Tocqueville, dont on oublie trop souvent qu’il a exercé des responsabilités politiques importantes, sous la monarchie de juillet, puis au cours de l’éphémère seconde république, a été un partisan farouche de la conquête et de la colonisation de l’Algérie. Et plus précisément encore, il a été le partisan de méthodes de guerre très particulières. Au fond, Tocqueville est favorable à ce que j’appelle une guerre totale. C’est-à-dire l’effondrement de la distinction entre civils et militaires et de celle entre champs de bataille et sanctuaires. Dans les textes que je cite, Tocqueville estime qu’il est parfaitement légitime que l’on s’empare -écrit-il- des hommes, des femmes et des enfants, mais aussi que l’on détruise les moissons et qu’on s’empare du bétail. Il estime aussi parfaitement légitime, dans la lutte contre l’émir Abd El Kader (4), de détruire toutes les villes et agglomérations qui lui servent de base arrière. Autrement dit, Tocqueville approuve -pour ne pas dire qu’il s’en fait le théoricien- ce qu’on peut qualifier de guerre totale. Ce qui est d’ailleurs souvent l’une des caractéristiques des guerres coloniales.

Ton travail a inspiré des auteurs comme Mathieu Rigouste, connu pour avoir établi la filiation entre des méthodes qui ont été développées lors des guerres coloniales et celles utilisées par la police aujourd’hui en banlieues. Faut-il faire le lien ?

Oui, il faut faire ce lien. Non pas pour des raisons qui seraient politiques et partisanes, mais parce que quand on étudie les processus ou mécanismes d’importation en France de techniques répressives qui ont été forgées dans les colonies, on s’aperçoit effectivement qu’il y a bien eu importation en métropole pas seulement de ces techniques, mais aussi dans certains cas d’un personnel policier, militaire et même d’encadrement. Par ailleurs, la sinistre actualité relative à la façon dont les jeunes héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale sont traités dans les quartiers populaires, prouve que c’est un passé qui ne passa pas. C’est un passé qui ne passe pas du point de vue des techniques policières. C’est un passé qui ne passe pas du point de vue de la façon dont un certain nombre de membres des forces de l’ordre s’adressent aux jeunes des quartiers populaires noirs ou d’origine maghrébine. Le tutoiement systématique, cela fait effectivement partie de ce que j’appelle la langue coloniale. Quand un responsable d’un syndicat policier trouve normal que les membres des forces de l’ordre utilisent l’expression « bamboula », il fait la démonstration qu’effectivement ce passé ne passe pas et qu’un certain nombre de membres des forces de l’ordre se comportent comme leurs prédécesseurs se comportaient vis-à-vis des colonisés et vis-à-vis de ceux que j’appelle les colonisés-immigrés, c’est-à-dire ces colonisés qui ont immigré en métropole pour trouver du travail.

Pour Aimé Césaire, dans son « Discours sur le colonialisme », les méthodes employées dans les guerres coloniales et qui visaient à déshumaniser des populations entières, ont rendu possible l’extermination des Juifs d’Europe. Qu’en penses-tu ?

Je connais bien sûr le texte d'Aimé Césaire. Mais sur ces affaires qui sont délicates historiquement, politiquement, juridiquement, je me réfère plutôt à Hannah Arendt, lorsqu’elle s’interroge sur les singularités des régimes totalitaires. On oublie trop souvent que « les origines du totalitarisme » est un ouvrage bâti sous la forme d’un triptyque. Et que dans ce triptyque, qui culmine avec une étude spécifique consacrée à la domination totalitaire, il y a deux autres volets qui précèdent. Un qui porte évidemment sur l’antisémitisme, indispensable pour comprendre la destruction des juifs d’Europe, mais aussi un autre, trop souvent négligé, qui s’appelle l’impérialisme. Hannah Harendt considère effectivement que l’histoire impériale d’un certain nombre d’Etat européens à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, est absolument essentielle pour comprendre par la suite l’avènement des régimes totalitaires. Ça ne veut pas dire que ce qui a été perpétré dans les colonies est équivalent à la destruction des juifs d’Europe, mais ce qu’elle cherche à montrer, c’est que, des techniques militaires répressives, des représentations idéologiques, concernant la hiérarchisation des races, par exemple, ont été forgées au cours de cette période impériale et que, par un mécanisme là aussi d’importation, un certain nombre de ces techniques répressives et de dispositifs politico-idéologiques ont ensuite été utilisés par les régimes totalitaires et notamment par le régime national-socialiste.

C’est un français, le comte de Gobineau, qui a théorisé le racisme. Y a-t-il une spécificité française en la matière ?

C’est ce montre Hannah Harendt dans le volume qu’elle consacre à l’impérialisme. Elle montre que, un certain nombre de théoriciens du racisme dit scientifique à l’époque -et elle cite évidemment Gobineau- ont joué un rôle extrêmement important dans l’élaboration d’une conception hiérarchisée des êtres humains. Elle rappelle par ailleurs, à juste titre, que l’influence de Gobineau en Europe a été très importante, durable et évidemment catastrophique.

Reconnaître ces crimes c’est aussi « faire histoire ». Finalement, à quoi sert l’histoire ?

L’histoire est un rempart contre les mythologies nationales, mythologies partisanes, celles relatives aux grands hommes ou grandes femmes de notre passé. Elle nous apprend  justement à se déprendre de ce grand roman national français, qui évidemment est de type apologétique. De ce point de vue, elle rétablit un certain nombre de faits contre ceux qui, soit les nient, soit les euphémisent. De même qu’il est essentiel d’apprendre l’histoire, il me semble qu’il faut faire un pas supplémentaire. Il ne faut pas seulement se contenter d’apprendre l’histoire, il faut aussi apprendre de l’histoire. C’est-à-dire être capable, sur la base des connaissances historiques, d’en tirer un certain nombre de leçons politiques, juridiques, éventuellement éthiques, pour les temps présents. C’est indispensable pour que nous puissions nous orienter dans ces temps présents, qui ne sont pas particulièrement réjouissants. De ce point de vue-là, un retour sur le passé colonial français n’est pas simplement un retour suicidaire d’histoire antiquaire, comme pourrait dire Nietzsche, mais a une utilité me semble-t-il, sociale et politique.

Justement, peut-on éviter de verser dans le roman national quand on raconte l’histoire ? Est-ce que l’histoire n’est pas, comme on le dit souvent, l’histoire des vainqueurs ?

C’est le rôle des chercheurs, qu’ils soient historiens ou pas, de refuser les injonctions politiques de celles et ceux qui veulent réhabiliter le roman national. Parce que, encore une fois, réhabiliter ce roman national c’est substituer la mythologie à l’étude précise et circonstanciée de l’histoire française relative aux colonies. C’est refuser une sorte d’idéologisation et d’idéalisation de ce passé colonial. C’est, en d’autres termes, tout simplement, vouloir rétablir la vérité des faits contre leur falsification partisane et idéologique.  

Ce qui tendrait à montrer à quel point cette histoire coloniale est déterminante aujourd’hui, c’est qu’une des premières mesures que prennent certaines municipalités Front National, c’est de débaptiser les rues du 19 mars 1962. Pourquoi cette insistance ?

C’est un singulier paradoxe. Toutes celles et ceux qui, à droite et à l’extrême droite, nous accusent, nous qui nous battons pour la reconnaissance des crimes coloniaux, d’avoir les yeux tournés vers le passé font de ce passé un enjeu terrible. Pour regarder vers le futur, ils veulent en fait déchirer la page du passé colonial français ou la réécrire, conformément à leurs attendus partisans et idéologiques. Les mêmes prouvent d’ailleurs, quand ils se trouvent aux affaires, et cela dans tous les sens du terme, que ce passé colonial ne passe pas pour eux non plus. Lorsqu’un certain nombre de mairies du Front National entreprennent de débaptiser les rues qui ont le tort de s’appeler rue du 19 mars 1962, elles savent pertinemment qu’un certain nombre de leurs électeurs sont très sensibles à ces questions. Elles exploitent ce passé colonial à des fins électoralistes et partisanes et reprennent un discours apologétique de la colonisation. C’est aussi l’expression d’un mépris souverain pour l’histoire, pour les victimes coloniales et les héritiers de l’immigration coloniale et post-coloniale. Cela revient à effacer de l’espace public tout ce qui peut renvoyer au passé criminel de la France.

Interview réalisée par Véronique Valentino pour L'Autre Quotidien, le 15 mars 2017

(1) Appel publié par Olivier Le Cour Grandmaison, Patrick Farbiaz, de Sortir du colonialisme, Mehmet Tikki de l’association les Anges, Louis-Georges Tin du Conseil représentatif du Associations noires (CRAN), consultable icihttp://www.mesopinions.com/petition/politique/reconnaissance-crimes-coloniaux-commis-france/27715

(2) Le 17 octobre 1961, des centaines d’Algériens qui participaient à une manifestation pacifique, à Paris, à l’appel du FLN, ont subi une répression féroce. Des corps flottent dans la Seine. Le nombre des victimes n’est toujours pas connu. On parle de plusieurs dizaines à plus de 200 personnes tuées cette nuit-là https://rebellyon.info/Le-massacre-du-17-octobre-1961-a-Paris-907

(3) Jean-Luc Einaudy est un historien et militant français connu pour avoir enquêté sur les massacres d’octobre 1961. Il a été attaqué en diffamation par Maurice Papon, connu pour des faits de collaboration, et qui était préfet de police de Paris au moment des faitshttp://www.liberation.fr/societe/2014/03/23/l-historien-de-la-guerre-d-algerie-jean-luc-einaudi-est-mort_989270

(4) L’émir Abd el Kader est un chef politique et militaire algérien connu pour avoir résisté de 1832 à 1847 à la conquête de l’Algérie par la Francehttp://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Abd_el-Kader/103760

Politologue spécialiste des questions de citoyenneté sous la Révolution française et des questions qui ont trait à l'histoire coloniale, Olivier Le Cour Grandmaison est maître de conférences en science politique à l'université d'Evry-Val d'Essonne et enseigne au Collège international de philosophie. Dernier ouvrage paru : L’Empire des hygiénistes. Vivre aux colonies, Fayard, 2014. Nous le remercions d'accepter de partager ses chroniques avec L'Autre Quotidien. Vous pouvez le retrouver sur son blog https://blogs.mediapart.fr/olivier-le-cour-grandmaison.