Travail moderne : l'emploi science-fictif des serf-made men
Vers quoi se dirige le travail humain ? À quoi ressemblera-t-il demain ? Quelles seront les formes variées qui en coexisteraient éventuellement dans un futur proche ou plus lointain ? Quelles en seront les conditions de réalisation, les coefficients d’aliénation ou de libération, le rôle social et politique ? Autant de questions qui animent – et pas toujours assez – les débats scientifiques et politiques, souvent beaucoup trop peu prises au sérieux par les « décideurs » ou par les pseudo-intellectuels médiatiques, trop occupés par d’autres fructueux « débats de société » propres à nourrir leurs peu reluisants fonds de commerce, ou bien friands de déclarer tout net l’obsolescence des problématiques fort concrètes qui auraient l’audace de ne pas abonder naturellement dans leur sens radieux du futur profitable…
Tandis que de rares politiques tentent de saisir des directions d’évolution à creuser, quelques scientifiques tentent depuis une vingtaine d’années de renouveler les approches, d’exercer une critique féconde, et d’intégrer les données nouvelles apparaissant quotidiennement ou presque dans le tableau d’ensemble du travail et de la façon de le gérer ou de le penser. Pour n’en citer que quelques-unes, en France, on notera ainsi les apports décisifs d’Eve Chiapello (« Le nouvel esprit du capitalisme », avec Luc Boltanski, 2000), de Danièle Linhart (« Travailler sans les autres », 2009) ou encore de Dominique Méda (« Le travail, une valeur en voie de disparition », 1995).
Il est donc particulièrement heureux et gratifiant, pour la lectrice ou le lecteur curieux, de voir la science-fiction d’ici, en tout cas l’une de ses belles franges rassemblée par les éditions La Volte et par l’anthologiste Anne Adàm, sourds ainsi à la tentation d’écrire plutôt à propos de sacs Dior ou autres accessoires indispensables, se pencher sur un tel sujet, s’inscrivant ainsi en plein cœur de la tradition du genre, dont l’une des plus salutaires missions (dont les agents savent néanmoins qu’ils seront toujours désavoués en cas de chute ou de capture) demeure bien de tenter cet interfaçage entre la science, qu’elle soit dite, hors des condescendances usuelles, « dure » ou « molle », et le futur qui se dessine ou qui s’invente, en puisant dans les trésors d’imagination et de spéculation que peuvent apporter, humblement et joueusement, le recours à la fiction et aux techniques narratives, comme, jadis ou demain, l’on recourait aux forêts.
Douze autrices et auteurs ont accepté de jouer ce jeu dangereux, et de nous offrir à la lecture une indéniable réussite. Certains angles pour aborder la thématique sont relativement « classiques » au sein du genre, mais intègrent dans ce cas avec brio à la fois des données très contemporaines et une fine qualité d’écriture qui fait paraître a contrario bien lourdauds leurs prédécesseurs des années 60 ou 70 – et une amie me rappelait fort à propos sur cette question du « classicisme en SF » que parmi nos jeunes (et même moins jeunes) lectrices et lecteurs, toutes et tous n’ont pas nécessairement en tête en permanence le corpus d’intelligente critique sociale et politique constitué autour du rapport au travail par des Kurt Vonnegut (« Le pianiste déchaîné », 1952), Cyril Kornbluth et Frederik Pohl (« Planète à gogos », 1953), Robert Silverberg (« Les monades urbaines », 1971), Ursula K. Le Guin (« Les dépossédés », 1974), ou encore Bruce Sterling (« Les mailles du réseau », 1988), toutes lectures qui, bien qu’objectivement datées, restent largement roboratives.
Ces approches relativement « classiques », donc, mais supérieurement exécutées, concernent principalement« Nous vivons tous dans un monde meilleur » de Karim Berrouka (qui joue habilement dans sa construction de certains « intermèdes didactiques », et qui n’hésite pas à présenter des tableaux chiffrés chaque fois que nécessaire) et « Vertigeo » d’Emmanuel Delporte (dont la force poétique est littéralement ravageuse), voire « Le profil » de Li-Cam (qui joue d’une bien subtile palette de sensations et de dérives pour habiter son univers corporatisé à outrance).
Deux nouvelles insistent, chacune avec ses angles majeurs, sur la thématique de l’évaluation permanente (voire de la cotation en temps réel de « l’actif humain » – comme totalité travaillante et sociale), creusant de façon incisive le motif que dessinait si joliment le Gary Shteyngart de « Super triste histoire d’amour » (2010) : ce sont les superbes « coÊve 2051 » de Norbert Merjagnan (dont il faut lire le cycle amorcé par « Les tours de Samarante » en 2008) et « ALIVE » de Ketty Steward, que l’on se réjouit de retrouver à la manœuvre science-fictive, si prometteuse dans son recueil « Connexions interrompues » de 2011.
« Incotable ! fit le palembarq.
– Ah, c’est que, s’enchanta Locq, Monsieur Ore est une figure locale, un excentrique ! Un ancien de la finance, je crois.
– Du négoce, précisa Ganz.
– Un peu… marginal. On peut dire ça, Ganz ?
– Mais incotable ? persista l’embarqué comme s’il était tombé sur un poilu de la Première Guerre. Vous êtes sociophobe ? Un datactiviste ? »
Cocktail d’un soupçon de mépris et d’un quart de menace, lot banal de l’invective. Les gens suivaient leurs changements. Ne pas évoluer leur semblait une sorte de crime.
Et de fait, rien n’avait plus été pareil depuis le Grand Reflux des années 30, la vague de désemploi qui avait recouvert les cartes les mieux éclairées du monde. Presque trois décennies de Ressource Universelle d’Existence (mais tout le monde disait la RUE) et quinze ans de cotation globale : les esprits avaient mué. Ils étaient devenus plus impénétrants encore que par le passé, aveugles aux brèches, réticents à la marge. Alors ! Qu’un ancien négociant en pétroles devienne un SDF trader, un vendeur d’actions à la petite semaine ! Et par-dessus le marché, non cotable. Impossible à évaluer. Ça n’entrait pas dans le cadre. Ganz Ore prenait un malin plaisir à l’étonnement des autres. En réalité, il n’était pas tout à fait certain de comprendre ses propres raisons. Peut-être simplement que le monde n’avait plus besoin de lui.
(Norbert Merjagnan, « coÊve 2051 »)
Deux autres nouvelles captent avec une imagination singulière les réalités de la précarité et de l’uberisation poussées à leurs limites humaines et sociales, les excellentes « Canal 235 » de Stéphane Beauverger et « Pâles mâles » de Catherine Dufour (ce qui ne nous étonne guère de la part des scintillants auteurs respectifs du « Déchronologue » et de « Outrage et rébellion »), tandis que David Calvo (dont il faut lire absolument au moins « Elliott du Néant ») nous offre avec son « Parfum d’une mouffette » une somptueuse nouvelle épistolaire de la fragmentation ultime de la notion d’écrivain, sous les assauts de la spécialisation et du démembrement par l’insécurité et la nécessité du marketing.
– J’ai tout compris, soupira Evette en tapotant sur son écran. Je suis une déesse de la poisse. La poisse m’aime, tu vois ? Elle m’adore. Elle me trace, elle me comble, elle me couve.
– Hm, compatit Adzo. Allongé à côté d’Evette sur le futon fatigué, il tapotait aussi.
– Déjà, je décroche mon bac + 6 en intermédiation grand-européenne la veille du démembrement de la Grande Europe, c’est quand même une preuve solide, non ?
-… court en bouche mais solidement charpenté, marmonna Adzo.
– Depuis, comme 360 millions de couillons d’ex-grands-européens, je seekfind – je trime chaque jour comme une réfugiée climatique tout en cherchant un autre travail pour le lendemain. Et tu sais comment l’Académie française veut nous appeler ?
– Ça existe encore, ce truc-là ?
– Des postuvailleurs. Qui postuvaillent. Elle vient d’inventer le verbe postuvailler pour remplacer seekfinder, l’Académie française. Postuvailler ! [néol.] Mot-valise signifiant le fait de postuler en travaillant.
– … une belle robe framboisée et un nez très tanin…
– Tu fais quoi ?
– Je farcis le site wines.biz d’avis dithyrambiques sur le nouveau beaujolais nouveau, cette pisse d’âne. Dix euros les trente. Et toi ?
– Des captchas pour Europeana. Vingt euros les cinq cents signes parce que c’est du cyrillique d’avant 1917. Je savais que le russe me servirait un jour.
(Catherine Dufour, « Pâles mâles »)
Les duettistes L.L. Kloetzer, totalement à la hauteur des attentes engendrées auprès des lectrices et des lecteurs par « CLEER » et par « Anamnèse de Lady Star » en matière de compréhension fine des enjeux internes des entreprises d’aujourd’hui, nous plongent avec leur « La fabrique de cercueils » dans un de leurs univers déjà balisés, au cœur complexe, émouvant et déroutant de conflits sociaux du quatrième type. Alain Damasio, de son côté, bouillonnant d’une réflexion politique et littéraire conduite sans relâche depuis la déjà lointaine « Zone du Dehors » (1999), nous entraîne avec son « Serf-made man ? ou la créativité discutable de Nolan Peskine » dans la profondeur, la cruauté et l’efficacité des processus de sélection des meilleurs consultants de demain, tissant une redoutable métaphore du sens même du progrès humain à l’aide de cuisine artisanale et de maïeutique robotique.
Un cauchemar réveille Alyn et reste présent un long moment après qu’elle a ouvert les yeux dans le noir : tous les servants de la ligne ont disparu. Les servants humains, bien sûr, parce que les machines continuent à pousser, vibrer et tirer, les élévateurs tournent et se rassemblent comme de grosses fourmis idiotes, le Main Display affiche un état absurde, effrayant et risible, 147 rouge, elle se surprend à penser que même au plus fort de la Grande Grippe on n’est pas arrivé à un tel niveau de déviance. Elle sait bien que ce n’est qu’un rêve angoissant, mais elle ne parvient pas à s’en dégager tout à fait malgré la présence de Ioulia tout contre elle, l’odeur de sa peau et de ses cheveux longs. Alyn perçoit tout en vue panoptique, comme au travers de la supervision générale, mais sans filtre, avec le sentiment de pouvoir tendre la main et toucher les dégâts qui s’accumulent. D’abord les longues boîtes vides, venant les unes contre les autres avec chacune son état, sa classification, son espérance, s’entassant dans le hall d’accueil, empilées par les élévateurs suivant les règles compliquées de la Priorité.
(L.L. Kloetzer, « La fabrique de cercueils »)
« Si vous êtes ici, aux portes de The Doors, pour ce stage prestigieux, où on a vous a choisi parmi trois mille diplômés, c’est que vous êtes uniques ! Et ça, je kiffe vraiment ! C’est ce qu’on cherche ici : des singularités ! Des briseurs de moule ! Des profils issus du système mais qui retournent le système ! Le prennent à quatre pattes, par derrière. Des cerveaux neufs qui deep-fuckent la norme pour lui faire des petits ! Chacun de vous trois ici, chacun dans votre style, vous êtes des punks ! Vous fabriquez le futur, déjà, sans le savoir – juste parce que vous n’avez pas peur d’être qui vous êtes : des hapax ! Des Out-of-the-Box ! Il n’y a pas d’autres occurrences de vous sur cette planète ! Rien qu’on puisse copier ou automatiser de vous. Vous en êtes conscients ? »
(Alain Damasio, « Serf-made man ? ou la créativité discutable de Nolan Peskine »)
Les deux dernières nouvelles nous entraînent en grande beauté dans les zones réjouissantes du résolument inclassable, luvan et ses « Miroirs » nous offrant une allégorie intime et poétique du rapport humain et machinique au travail de chacun (dont la tonalité, à la fois si lucide et si étrange, nous rappelle donc les incisions de son recueil « Cru »), Léo Henry et son « Parapluie de Goncourt » (absolument non résumable !) prenant l’habile prétexte de la nouvelle qu’il s’agissait d’écrire pour ce recueil, à partir du matériau ô combien improbable en pareil lieu d’une rencontre entre Gustave Flaubert et Edmond de Goncourt, à Paris au sombre lendemain de la Commune de 1871, pour tenter une exploration en apnée du processus de création prolétaire qui est à l’œuvre dans l’écriture elle-même – en parfaite résonance avec le travail de sa résidence d’auteur à la librairie Charybde à l’hiver 2015, que l’on peut écouter, en plusieurs parties, ici.
Quand Martha entre, les gémissements cessent. L’enfant est en bout de table. Une table sans angle, poncée. On ne blesse pas. C’est la première règle.
Les aliments sont tièdes. Martha les humecte avant de les fourrer dans la bouche aux dents si équarries qu’elle semble une bouche sans dents, seulement pavée de cailloux blancs.
Elle engrosse l’enfant docile, enregistre la composition nutritive du repas puis se retire, la faim au ventre.
Dehors, on a protégé les cerisiers des corneilles, geais et autres pies par des filets aux mailles noires. Ne rien perdre. C’est la deuxième règle. Martha chemine sous le linceul rapiécé. Le soleil est absent de l’allée. Martha salive par réflexe, mais n’envisage plus de grimper aux troncs malingres pour cueillir un fruit.
Ne rien partager.
Quelques cueilleuses cueillent, juchées sur des sièges aéroporteurs jaunis par les ans, rosis par le jus. Leurs doigts lestes comme s’ils racontaient la Bible à un sourd. Martha les regarde un moment.
Un long moment.
Enfin, on lui notifie un cinquième enfant.
Il est plus grand et maigre que les autres. Ses gémissements cessent lorsqu’elle entre. Martha vérifie sa notification. Est-ce un enfant ? N’y a-t-il pas d’erreur ?
(luvan, « Miroirs »)
Conclu par une très intéressante postface de Sophie Hiet, co-créatrice de la série « Trepalium » diffusée sur Arte en février dernier, c’est un singulier recueil que nous offrent Anne Adàm et La Volte, un recueil qui devrait captiver tant les amatrices et amateurs de science-fiction sachant à la fois raconter et penser que celles et ceux qui se questionnent sur les impacts micro-sociaux et micro-politiques des évolutions contemporaines du rapport au travail, à l’économie et à la société.
Au bal des actifs – Demain le travail - (Collectif)- éditions La Volte
Charybde2
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