Pagina 12 interviewe Julian Assange avant les élections en Équateur qui décideront de son sort
Après avoir aidé Trump à couler Hillary, il a fêté la grâce d’Obama à Chelsea Manning et a été témoin des pressions sur l’Équateur pour arrêter de protéger le célèbre hôte de son ambassade à Londres. Interviewé par un journal argentin, Julian Assange s’exprime - comme rarement - sur l’Amérique Latine. L'enjeu est essentiel pour lui, dans la mesure où son refuge extra-territorial équatorien/londonien risque d'être remis en cause par le résultat des élections là-bas.
Après avoir publié les documents qui ont fini de couler la candidature de Hillary Clinton à la présidence des États-Unis d’Amérique, après la grâce d’Obama à sa source Chelsea Manning, après plus de quatre ans réfugié dans l’ambassade d’Équateur à Londres, alors que la Grande-Bretagne est accusée de détention illégale pour l’y retenir, à un mois des élections en Équateur qui seront décisives pour son avenir, Julian Assange, directeur de WikiLeaks, a accepté de parler de tous ces sujets.
Sweater bleu et pantalon vert froissés, chaussons rouges et une barbe blanche comme sa peau, il tourne autour d’une longue table dans la salle de conférences de l’ambassade d’Équateur à Londres. Tandis qu’il marche, il répond aux questions pendant plus de deux heures. Il parle d’une voix grave de façon calme et déterminée, entre de longs silences, comme une flamme qui, par moment, semble s’éteindre dans l’attente d’une idée et quand celle-ci survient, s’allume à nouveau.
Il se montre confiant et sûr, quand il parle de WikiLeaks et sur la place qu’occupe son site dans le monde des médias, mais doute quant à son propre avenir, mis en échec par ses problèmes juridiques avec la Suède, la Grande-Bretagne et les États-Unis, plus le changement imminent de gouvernement dans le pays qui lui a donné asile. Il n’esquive aucune question, mais revient à plusieurs reprises sur celle qui à ce niveau semble être devenue son ennemie intime, Hillary Clinton, comme si son absence de la scène politique lui manquait déjà.
Que pensez-vous de Trump ?
C’est un populiste de droite, un type d’homme politique qui a eu de nombreux antécédents dans l’histoire de l’Amérique Latine. Ce qui est inhabituel, c’est que le réseau d’influence de Clinton a grandi et s’est tellement développé pendant la présidence de Barack Obama, que les démocrates sont devenus le parti de l’establishment aux États-Unis. Alors on se trouve dans une situation où l’appui à la CIA de la part des démocrates est de 32 % tandis que parmi les républicains l’appui à la CIA est d’à peine de 2%. Vous avez des démocrates cherchant à entrer en conflit avec la Russie et des républicains disant qu’il ne faut pas se battre avec la Russie. Vous avez des démocrates disant que la destruction de la Libye et de la Syrie est une bonne chose, tandis que nous avons des républicains disant qu’il ne faut pas se mêler des affaires de ces pays. Vous avez des démocrates disant que l’alliance avec les Saoudiens est bonne et qu’il faut la maintenir et beaucoup de congressistes républicains qui appuient aussi cette posture. Alors Trump doit prendre la posture contraire pour se démarquer. Il est clair que maintenant que les républicains sont au gouvernement, tout peut changer, mais en ce moment il y a un très grand contraste entre le gouvernement qui est parti et celui qui est arrivé. Les faucons néoconservateurs comme Paul Wolfowitz, Robert Kagan, et William Kristol, les gens qui entourent George W. Bush, je pensais qu’ils étaient républicains, ils se présentaient comme ultra-républicains mais lors de cette dernière élection ils ont loué et appuyé Hillary Clinton. Cela en dit long sur Hillary Clinton, Trump et les néoconservateurs.
Comment conciliez-vous ce justicier libre-penseur que vous décrivez avec le raciste, le misogyne et le xénophobe qu’a connu l’opinion publique ?
Trump est un multimilliardaire qui a fait partie de l’élite de New York et ses anciens amis incluent les Clinton. Mais il ne fait pas partie du réseau de pouvoir à Washington. Le parti républicain n’a pas appuyé sa candidature. Le fait qu’il est misogyne et raciste, nous l’avons tous vu. Il a exhibé cette conduite. Jusqu’à quel point cela a été sincère et jusqu’ à quel point il a fait cela pour s’attirer la sympathie de la base blanche républicaine, je ne le sais pas. Clinton a essayé d’utiliser la carte des politiques identitaires durant sa campagne. Elle a dit avec beaucoup de force qu’elle était la candidate des noirs, des femmes et des Latinos. Le résultat de s’être projetée comme la candidate de ces groupes identitaires, fut que ceux qui n’appartenaient pas à ces groupes ont commencé à penser : alors qui est le candidat de mon groupe ? Et c’est ainsi qu’ils se sont rapprochés de Trump.
Vous avez dit qu’il n’y a pas eu de contact avant de publier les fuites des e-mails de Hillary Clinton. N’aurait-il pas été plus aisé de négocier avec lui avant de publier l’information, au moment où vous aviez un plus grand pouvoir de feu ?
D’un point de vue personnel, cela m’aurait sûrement favorisé, mais non. C’était important de ne pas avoir de contact.
Pourquoi ?
Pour prévenir les allégations selon lesquelles la publication était politiquement contaminée. Nous ne le publiions pas pour favoriser Trump. Nous l’avons publié à cause de nos propres raisons. Regardez cela depuis la perspective de WikiLeaks. Si nous avons accès à une information importante pour comprendre comment fonctionne le réseau Clinton à Washington et dans le parti Démocrate, c’est parce que nous avons assuré à nos sources que nous allons publier cette information de la manière la plus appropriée et dans le contexte où elle pouvait avoir le plus grand impact. Nous, comme la majorité des analystes, pensions que Clinton allait gagner et que, par conséquent, nous étions en train de rendre furieuse la future présidente des États-Unis. Nous pensions que sous sa présidence ma situation deviendrait très difficile et que continuerait le processus contre moi du grand jury qui enquête sur moi aux États-Unis. Nous pensions que nous étions en train de nous sacrifier. Je n’ai pas cru que l’establishment allait permettre que Trump gagne. Trump avait tous les secteurs de l’establishment contre lui, excepté les producteurs de charbon, qui n’est même pas un establishment important de l’économie. Il avait contre lui les banques, les médias, les hommes politiques, et la Silicon Valley. Eric Schmidt, Président de Google, a activement travaillé en faveur de la campagne de Clinton. Pourquoi ont-ils perdu ? Parce qu’ils ont lu les enquêtes et ont pensé qu’ils ne pouvaient pas perdre. S’ils avaient pensé qu’ils perdraient, ils auraient multiplié les donations de campagne afin de s’assurer qu’Hillary Clinton allait gagner. Mais ils n’ont pas fait cadeau de leur argent. Ils ont donné ce qu’ils ont pensé qui était nécessaire et rien de plus.
Les services de renseignement
Comment est la relation entre Trump et la CIA ?
La CIA s’est battue pour que Trump n’arrive pas à la présidence. Au cours des deux dernières semaines de son gouvernement, Obama a signé une série de décrets pour augmenter le pouvoir des agences d’intelligence. Par exemple, il a donné aux 16 agences d’intelligence l’accès à des milliers de millions de courriers électroniques, aux messages texte et aux appels téléphoniques interceptés tous les jours par l’Agence de sécurité Nationale (NSA). L’agence qui voulait réellement l’accès à cet océan d’information est la CIA. De plus, il a sorti les services d’intelligence du cadre de la loi de l’emploi public afin qu’ils puissent mieux payer leurs agents et leur donner de meilleures conditions de travail. Tout cela démontre que durant les ultimes semaines, le gouvernement d’Obama a cherché à s’approcher de la communauté de l’intelligence ou à payer une dette. La CIA s’était opposée à Trump. Pourquoi ? La raison principale est le programme en Syrie, dont les directeurs avaient été nommés par Barack Obama. C’est le projet numéro un de l’agence depuis 2010, en termes budgétaires, coûtant à peu près un milliard de dollars par an. On a entraîné plus de dix mille insurgés et a été mise en avant la coopération secrète avec l’Arabie Saoudite, le Koweït et le Qatar, etc. etc. Tous ces gens de la CIA qui avaient gagné en expérience en Syrie et qui avaient consacré ces dernières années au sujet se sont trouvés handicapés quand Trump a décidé de ne pas continuer le programme, et maintenant ils se battent pour le maintenir. De plus, beaucoup d’agents de la CIA conservent l’esprit anti-russe de la Guerre Froide. Avec l’arrivée au pouvoir de Trump, ces agents deviennent insignifiants. C’est ainsi que la CIA a beaucoup d’arguments pour laisser tomber Trump et pour l’obliger à continuer avec l’opération syrienne et à prendre de la distance avec les Russes. Ceci dit, un résultat est déjà visible : Trump utilise déjà clairement un ton plus distant pour parler de la Russie.
Et le FBI, comment se comporte-t-il avec Trump ? N’avait-il pas aidé Trump lors de l’élection ?
Non. C’est faux de penser que Comey (James, chef du FBI) a ré- ouvert une enquête contre Hillary Clinton dix jours avant l’élection afin de lancer une attaque terrible contre sa candidature.
Mais en plus de ce qu’a fait Comey, sur la page Web du FBI, ils ont publié une vieille enquête close contre Bill Clinton à quelques jours des élections.
Autre perception erronée. Ce qui se passe, c’est que dans le cadre de la loi d’accès à l’information, quand deux ou plusieurs personnes requièrent et obtiennent un document, les agences sont obligées de publier sur leur page Web la même information que celle remise à ces personnes. Et dans les jours qui ont précédé l’élection, beaucoup de journalistes ont remué de l’information sur les Clinton et c’est ce qui est arrivé avec la page Web du FBI. En ce qui concerne Comey, il a nettoyé l’enquête sur les e-mails de Hillary Clinton. Toute personne qui ne s’appelle pas Hillary Clinton aurait été accusée, compte tenu des preuves. Ce n’est pas seulement que Hillary Clinton a communiqué une information secrète au travers d’un e-mail privé non déclaré. Elle l’a fait. Plus sérieux, il me semble, est qu’elle a pu avoir reçu des pots-de-vin quand elle était secrétaire d’État à travers la Fondation Clinton. Après, le fait d’avoir effacé plus de 33 000 mails quand elle savait déjà que l’on enquêtait sur elle et la dissimulation pour couvrir ce qu’elle avait fait. Et pourquoi Hillary Clinton a-t-elle fait cela ? Pour éviter la loi sur l’accès à l’information. Alors elle a créé un serveur privé dans sa propre maison parce que certaines de ses communications pouvaient être problématiques sur son chemin vers la Maison Blanche. D’une certaine manière, c’est une tragédie grecque. D’abord, elle a voulu cacher une information et ensuite, elle a voulu cacher qu’elle avait voulu cacher une information. La première dissimulation n’avait pas été trop grave, mais ensuite elle a essayé de cacher qu’elle avait essayé de cacher et après elle a essayé de cacher qu’elle avait essayé de cacher ce qu’elle avait caché et la chose s’est trop compliquée. Comme dans un roman de Tolstoï, elle a commencé avec un petit crime et ensuite a commis un plus grand pour couvrir le précédent, et ensuite un autre plus grand, jusqu’à ce qu’elle finisse par commettre un crime grave. Alors : pourquoi Comey a parlé ? Parce qu’il a compris qu’au sein de son équipe, une révolte se faisait jour, parce que les agents directement impliqués dans l’enquête des e-mails avaient commencé à faire fuiter l’information à la presse et à la police de New York, qui a aussi partagé l’enquête, et a aussi commencé à publier des données qu’ils avaient trouvées. Et ces agents ont commencé à demander pourquoi le chef du FBI et du Département de Justice n’appuyaient pas leur enquête. Et ces agents désenchantés ont conclu qu’Hillary Clinton avait freiné l’enquête, alors eux-mêmes ont commencé à enquêter sur les chefs du FBI et du Département de Justice. À quelques jours des élections, une nouvelle information avait surgi et Comey a voulu devancer les fuites et c’est pourquoi il a écrit une lettre au comité du Congrès pour annoncer la réouverture de l’enquête. Mais Comey a commis une erreur politique. Il voulait être propre pour qu’ils ne l’accusent pas d’avoir couvert Hillary Clinton, mais il a fini par attirer l’attention sur sa personne.
A propos de Hillary Clinton
Quel rôle a joué WikiLeaks dans le triomphe de Trump ?
Je préfère demander quel rôle a eu WikiLeaks dans la défaite de Hillary Clinton et de son réseau de Washington D.C. Wikileaks s’est spécialisé dans la publication de documents des gouvernements et de grandes corporations difficiles à obtenir. Cela inclut les e-mails de Hillary Clinton. Au fur et à mesure que nous les obtenions, nous les avons publiés, en indexant et en ajoutant selon l’année les différents documents relatifs à Hillary Clinton que nous avions dans notre recueil. Ainsi les gens ont compris que nous voulions plus d’information et que nous la publierions, après l’avoir contrôlée et après nous être assurés qu’elle était véridique. Alors nous avons fait cela avec les publications successives. La première qui a eu un impact politique énorme se rapportait aux documents du Comité National Démocrate (DNC, en anglais), environ 20 000 e-mails qui montraient comment le DNC avait manipulé l’élection primaire pour s’assurer qu’Hillary Clinton gagne. À partir de cette publication, les cinq leaders principaux du DNC ont démissionné, y compris la présidente Debbie Wasserman Schultz. Nous l’avons publiée quelques jours avant la convention du parti Démocrate où le parti a annoncé la nomination de Hillary Clinton.
Quel impact a eu cette révélation chez les votants ?
Difficile à dire. Beaucoup de gens qui avaient participé aux primaires, après avoir découvert qu’elles étaient arrangées, sont devenus furieux. D’autres étaient déjà furieux parce qu’ils avaient vu différentes preuves de tromperie pendant toute la campagne. Je suppose que notre matériel a eu un fort impact parce qu’il n’y avait pas eu de démissions jusqu’à ce que nous ayons publié la preuve documentaire. La constitution du DNC dit que ses dirigeants doivent agir de manière strictement impartiale. Il est explicitement interdit aux dirigeants de favoriser un candidat par rapport à un autre et les e-mails que nous avons publiés montraient précisément cela, y compris des instructions directes à travers la voie hiérarchique.
Et à plus un long terme : quel a été l’impact ? Vous avez mentionné la destruction du réseau des Clinton.
Un réseau très imbriqué. La destruction ou la délimitation du réseau des Clinton à Washington peut être vue à travers la chute importante des grandes donations à la fondation Clinton et dans la fermeture de l’Initiative Globale Clinton. C’était un réseau de trafic d’influences dans lequel Hillary Clinton était celle qui agissait tandis que Bill Clinton gouvernait à la Maison Blanche. Quand la présidence de Bill Clinton a pris fin, l’intérêt principal du maintien en fonction du réseau est l’idée que Hillary arrivera à la Maison Blanche. Alors vous vous trouvez face à des Saoudiens, Koweïties, et Qataries et plusieurs autres, essayant d’obtenir de l’influence à travers ce réseau.
A propos des sources
Alors vous avez obtenu l’information depuis une source. Savez-vous qui est la source ou cela n’importe pas ? Peu importe si c’est un repentant ou une institution ou une agence d’intelligence ? Ou seul importe que le document soit véridique et cadre avec votre critère de publication ?
La source varie selon la publication. Le plus important est de vérifier si le matériel est vrai ou non. À propos de cette publication, l’unique chose que nous avons dite, c’est que la source n’a pas été l’Etat russe et je ne dirai que cela.
Les agences d’intelligence des États-Unis disent que l’information est venue de hackers des Russes et que le parti Républicain avait été aussi hacké. Vous ont-ils offert des documents du parti Républicain ?
L’information des agences d’intelligence est extrêmement pauvre. Non, non. Si une source nous avait offert ce matériel, nous aurions vérifié l’authenticité des documents, bien entendu nous les aurions publiés.
WikiLeaks va-t-il publier des documents sur le gouvernement de Trump ?
Je ne comprends même pas que quelqu’un puisse se le demander. Nous publions beaucoup de documents du gouvernement républicain de George W. Bush et nous continuerons à le faire avec le gouvernement Trump.
Et du gouvernement de Poutine ?
Nous avons publié plus de 600 000 documents de la Russie et plus de 90% de ces documents étaient critiques sur le gouvernement Poutine. Nous avons aussi publié plus de deux millions de documents de la Syrie, l’allié clef de la Russie, y compris les courriers électroniques de Bashar Al Assad, quand j’étais déjà dans cette ambassade.
Aucune mega publication n’est géopolitiquement neutre. Rien de ce que fait Wikileaks n’est géopolitiquement neutre. En publiant les mails de Hillary Clinton vous avez travaillé aux cotés de la Russie pour favoriser Trump. Ne sentez-vous pas qu’une limite a été atteinte ?
Pas du tout. Comme je l’ai dit, notre source n’est pas la Russie.
Mais la Russie voulait que vous le publiiez.
Ce n’est pas pertinent. La Russie veut quelque chose, les États-Unis veulent quelque chose, ce n’est pas pertinent. Ça pourrait importer dans un cas extrême, par exemple si une grande puissance essaie de dominer un petit pays et si cette grande puissance nous donnait du matériel afin de diminuer l’habileté du petit pays pour résister à cette domination, mais je ne veux rien de cela. Mais jusqu’à présent nous n’avons pas eu ce problème. Pourquoi ? Parce que les grandes puissances ont de grands médias à leur disposition, des médias comme la BBC ou CNN ont alors la capacité de projeter de l’information qui nuit ou laisse en mauvaise posture n’importe qui. Ce sont les plus petits pays qui ont besoin que Wikileaks existe.
Alors pour vous, peu importe de marquer un but pour les Russes ou les Chinois ou les Etasuniens ?
WikiLeaks s’est spécialisé dans la publications de documents secrets des grandes puissances et des corporations les plus puissantes. Cela veut dire que nous sommes toujours sous le feu des canons les plus puissants de la propagande. Alors WikiLeaks va toujours être le mauvais garçon. Le jour où nous arrêtons d’être les mauvais garçons, cela sera parce que nous ne faisons pas notre travail.
La grâce de Chelsea
Que pensez-vous de la grâce accordée à Chelsea Manning ?
Avant tout c’est un grand triomphe pour Chelsea Manning, mais c’est aussi un grand triomphe stratégique pour Wikileaks. Pour Chelsea Manning, cela signifie sa liberté. D’un point de vue stratégique, Chelsea avait été utilisée comme exemple pour décourager d’autres repentants de devenir nos sources. Ils l’ont soumise à un traitement cruel et inhumain selon le rapport des Nations Unies (rapport du Rapporteur spécial sur la Torture de l’ONU, alors sur le compte de l’argentin Juan Mendez) et condamnée à 35 ans de prison, une sentence extrême étant donné qu’on l’avait condamnée pour avoir passé à la presse, et non à une puissance étrangère, des documents secrets du gouvernement des Etats-Unis d’Amérique. C’était une sentence sans précédents. Et même une condamnation de sept ans (le temps que Manning a passé en prison) pour passer une information secrète à la presse n’a pas de précédents aux États-Unis. C’est une sentence dessinée pour que le personnel du gouvernement des États-Unis ait peur de faire fuiter de l’information sur les abus des forces armées des États-Unis. La clémence d’Obama signifie que maintenant on sait que faire fuiter pour WikiLeaks ne coûte déjà plus 35 ans de prison, mais tout au plus sept. Ceci est une victoire pour la presse en tant qu’ institution. C’est aussi une victoire pour le procès qu’ils ont ouvert aux États-Unis, où Manning et moi figurons comme co-conspirateurs présumés, puisque cela complique politiquement l’accusation du procureur. Et pourquoi Barack Obama l’a fait ? C’est un homme politique. C’est l’un des présidents qui a octroyé le moins de pardons dans l’histoire. A-t-il pardonné à John Kiriakou, l’ex-agent de la CIA qui a dénoncé le programme de tortures de l’agence ? A-t-il pardonné à Thomas Drake, l’ex-exécutif de l’Agence de Sécurité Nationale, qui avait dénoncé le premier programme de surveillance massive ? Non. Et alors que les deux avaient suivi la procédure : d’abord ils ont transmis leur plainte en interne et quand ils ont été ignorés alors ils se sont présentés à la presse. Ont-ils pardonné à Edward Snowden ? M’ont-ils pardonné ? Non plus. Il y avait une énorme campagne pour qu’ils pardonnent à Snowden et à plusieurs autres. Alors Obama devait donner quelque chose à sa base démocrate, à l’aile gauche du parti qui faisait campagne sur ce sujet.
N’aviez-vous pas promis que vous alliez vous rendre aux États-Unis s’ils graciaient Manning ?
Si. Je l’ai dit l’année dernière et je l’ai répété quand on a annoncé que Manning était dans la short list des possibles graciés. Pourquoi annonce-t-on une short list ? Pour mesurer l’opinion publique avant de décider. S’il y a une clameur contre ou pour, le président a l’habitude de suivre cet indice, si ça n’importe à personne, il décide selon lui. Pourquoi n’y a-t-il pas eu de clameur contre dans le cas de Manning ? Parce que ceux qui sont contre WikiLeaks et Manning ont pensé que si Obama la graciait, j’aurais à me livrer. L’idée était : diminuer stratégiquement les occasions pour que Manning ne soit pas graciée.
Mais maintenant allez-vous vous livrer ?
Si, si mes droits sont respectés, mais cela ne fonctionne pas ainsi. Je veux établir un dialogue avec le Département de Justice et avant l’élection nous lui avons écrit et nous lui avons dit de clore le dossier parce qu’il n’y a pas de preuves et qu’il est inconstitutionnel, mais s’il veut continuer alors qu’il me juge publiquement une bonne fois et en même temps rende publique l’ordre d’extradition. Cela fut avec la procureur générale Loretta Lynch. Maintenant un nouveau gouvernement a pris ses fonctions et Jeff Sessions prendra les siennes, nous continuerons cette négociation. Nous croyons qu’ils devraient clore le dossier contre WikiLeaks, qui est une atteinte à la liberté de la presse. Tel qu’il est préparé, le procès contre WikiLeaks serait à Alexandria, en Virginie, là où se trouve la plus grande concentration d’agents de la CIA dans tout le pays et ceux-ci formeraient les jurés potentiels. Il y a encore des choses à discuter et la balle est dans leur camp.
A propos de l'Amérique latine
Que pensez-vous de l’idée de Trump de construire un mur et de freiner l’immigration ? N’est-ce pas dangereux pour l’Amérique Latine ?
Le mur existe déjà. Là où n’existe pas un mur construit, des frontières naturelles existent, comme des déserts ou des rivières. Le mur de Trump a une signification symbolique et non pratique. Mais si l’Amérique Latine s’aperçoit que les États-Unis repoussent la région, la conséquence sera que l’Amérique Latine va repousser les États-Unis. Cette symétrie géopolitique peut aider à renforcer la souveraineté et la coopération dans la région. Les institutions sont structurées pour survivre aux changements des fonctionnaires élus. Est-il plus probable que Trump finisse par ressembler à la CIA ou la CIA à Trump ? Quelles agences fiscales ressemblent à Trump ou vice versa ? Quelles forces armées ressemblent à Trump ou elles à lui ? Il est toujours plus facile que l’individu change, que de changer l’institution. Indépendamment de celui qui gouverne, les États-Unis commettront toute sorte de crimes avec leurs pouvoirs militaires et d’intelligence. Au moins avec Trump tout est clair et le chef d’État agit publiquement comme l’état qu’il dirige, au lieu de maquiller son image.
Est-il bon pour le Mexique que Trump veuille suspendre ou renégocier son traité de libre-échange avec le Canada et les États-Unis ?
Très probablement ce n’est pas bon du point de vue économique, mais sûrement ce sera bon du point de vue de la souveraineté et de l’indépendance. On peut déjà sentir qu’il y a une pression sur le gouvernement mexicain pour agir d’une manière plus souveraine.
Peña Nieto a annulé sa visite.
Par exemple, les États-Unis ont toujours agi comme une puissance impérialiste. Alors, quel rôle revient au président ? Un rôle représentatif. Sous la conduite d’un homme noir éduqué et cosmopolite comme Barack Obama, le gouvernement des États-Unis ne se ressemblait pas à ce qu’il était. Sous Barack Obama, on a expulsé plus d’immigrants que durant tout autre gouvernement et on est passé de deux guerres à huit. Supposons que l’Argentine ait un conflit avec le gouvernement de Trump à propos de son soutien à la Grande-Bretagne dans le dossier des Malouines. Est-il plus facile ou plus difficile pour l’Argentine de réussir à obtenir le soutien de la communauté internationale que lorsqu’il y avait le président Obama ? C’est plus facile avec Trump. Et au niveau domestique aux États-Unis ? C’est clair qu’il sera plus facile de protester contre les politiques de Trump. De fait les protestations ont déjà commencé. Les démocrates, quand ils sont dans l’opposition peuvent devenir une force qui restreint et contrôle le gouvernement. Mais quand ils arrivent à la présidence et au cabinet, ils se fondent avec les institutions. Le gouvernement Obama était un loup avec une peau d’agneau. Le gouvernement de Trump est un loup avec une peau de loup. C’est plus facile de traiter avec un loup qui ne se déguise pas.
Que pensez-vous du virage à droite de la région et comment cela vous touche-t-il, vous qui avez reçu un fort appui des gouvernements du Brésil et de l’Argentine qui ne sont plus au pouvoir ?
Cela va rendre tout plus difficile spécialement pour l’Équateur, qui a perdu deux alliés forts. Mais je crois qu’il est erroné de dire qu’il y a eu un virage à droite. Le changement a consisté en l’apparition d’un mouvement contestataire qui a surgi de l’explosion d’Internet et des réseaux sociaux. Cela favorise l’opposition parce que le gouvernement représente l’autorité et cette autorité corrode la liberté d’expression. Il y a d’autres facteurs, mais c’est le plus important. C’est devenu plus facile de critiquer les gouvernements et ceux qui étaient au pouvoir quand ceux-ci étaient de gauche. Mais maintenant le même mouvement contestataire commence à affaiblir le gouvernement Macri. Quelque chose de similaire est arrivé dans mon pays, il y a quelques années. Les réseaux sociaux sont arrivés en Australie quelques années avant l’Amérique Latine. Alors les gouvernements étaient stables et avaient l’habitude de durer une décennie. Depuis ce temps-là, la durée moyenne d’un gouvernement australien ne dépasse pas les deux ans.
La vie à l'ambassade
Comment va votre chat ?
Il est ici, dans la pièce à coté. Il est arrivé nouveau-né il y a un an et c’est déjà un chat adulte.
Comment a-t-il affecté votre vie ?
Il a eu un impact assez fort. Il a apporté une vie animale à l’ambassade. L’une des choses qui me manque le plus, c’est d’avoir n’importe quel type de contact avec un animal. Quand arrivent des végétaux à l’ambassade de type laitue, de temps en temps, il y avait une petite bestiole dans la feuille et cela m’excitait beaucoup de l’avoir vu. Le chat est devenu une superstar. C’est l’un des chats les plus célèbres du monde. Il se montre à la fenêtre et lespaparazzis lui font des photos. Nous pensons que ce serait une bonne recrue pour l’ambassade et que les femmes qui travaillent ici aimeraient avoir un petit chat, mais elles ont fini par l’aimer trop et il s’est établi une espèce de compétition pour s’occuper de lui.
Je ne peux pas m’empêcher de m’interroger sur la décision de l’Équateur d’interrompre votre accès à Internet pendant le dernier mois de la campagne présidentielle étasunienne.
Il y avait de très grosses pressions sur moi. Mais WikiLeaks ne sera sous pression. Nous nous assurons de pouvoir continuer à opérer. Nous n’arrêtons pas de publier un seul jour et même si j’avais l’accès à Internet coupé. Tout au plus, nous avons eu quelques heures de retard. Nous étions préparés. Nous avions de bonnes sources dans le gouvernement US, et nous savions que l’Équateur était sous pression. L’Équateur et les États-Unis nient pour leur part qu’il y ait eu pression. Mais selon ce que me disent mes sources, le gouvernement démocrate s’inquiétait beaucoup de nos publications, et il a essayé d’influer l’Équateur, à travers le secrétaire d’État, John Kerry. L’Équateur a été très courageux de me défendre et de me donner asile et il a résisté avec beaucoup de force aux charges des États-Unis et de la Grande-Bretagne pendant ces quatre années et c’est pourquoi je lui suis très reconnaissant. Mais quelques semaines avant les élections dans son propre pays, le gouvernement ne voulait pas qu’on l’accuse faussement d’intervenir dans l’élection des Etats-Unis, et j’ajoute que c’est une fausse accusation, parce que nous ne publions pas depuis l’ambassade mais depuis la France et l’Allemagne. Mon analyse est que l’Équateur a voulu éviter que la CIA puisse utiliser cela pour légitimer une intervention dans l’élection équatorienne. Et l’Équateur a déjà une grande expérience des opérations de la CIA. Alors, il a fait ce geste de prendre de la distance de notre publication, de dire que le fait que l’on m’a donné refuge dans une juridiction équatorienne ne signifie pas, évidemment, que l’Équateur est responsable de ce que publie WikiLeaks, de la même manière que n’est pas responsable l’Australie, le pays de ma nationalité. Bien que je ne sois pas d’accord avec la manière avec laquelle cela a été fait, c’est quelque chose de compréhensible.
Comme un ordre et non comme une partie d’un dialogue ?
Cela aurait été mieux de travailler sur le problème jusqu’à trouver la meilleure solution.
Puisque ce qui vous différencie principalement d’un prisonnier de droit commun est votre accès illimité à Internet, je m’imagine que perdre ce privilège doit avoir été très dur.
Aussi. Mais de quelque façon, dans une atmosphère qui n’a pas changé en plus de quatre ans, tout à coup il y a eu un changement. Ce changement a impliqué le défi de coordonner mon équipe dans ces circonstances-là. Un bon défi me plaît. Alors il y a eu un changement et un défi, avec lesquels cela a été dur mais différent.
Que faisiez-vous ? Lisiez-vous des livres ?
Nooo. J’avais beaucoup de travail. J’avais à mettre un système alternatif de communication en application.
Alors aviez-vous beaucoup de réunions ? Beaucoup de contact en tête à tête ?
Beaucoup de courriers, beaucoup de pigeons voyageurs.
Une belle bagarre.
C’était un moment très tendu. Un éditorial est sorti dans un quotidien d’ici, demandant que l’Équateur me remette aux mains des Britanniques. Des déclarations de membres du Congrès étasunien et la revue TIME exigeant la même chose, certains secteurs de la société équatorienne ont été recrutés pour faire pression sur le gouvernement équatorien.
A propos de son avenir
Qu’allez-vous dire au prochain président de l’Équateur quand il viendra vous demander quels sont vos plans pour l’avenir ? (le deuxième tour des élections, c'est le 2 avril 2017)
Que je suis reconnaissant et qu’ensemble nous allons gagner et asseoir un précédent important pour la défense des droits de l’homme. Comme tous les gouvernements il doit s’assurer que ses réfugiés soient protégés. C’est l’obligation légale du gouvernement.
Ne vous semble-t-il pas que le prochain gouvernement devrait capitaliser votre victoire diplomatique aux Nations Unies, qui a déclaré que les actions de la Suède et du Royaume-Uni équivalent à une détention illégale ?
Cela a été une double victoire parce que les Nations Unis ont déclaré que j’ai été illégalement arrêté et le Royaume-Uni a fait appel et a perdu à nouveau. Ce fut une victoire diplomatique pour l’Équateur bien qu’obtenue par les avocats de WikiLeaks sans la participation de l’Équateur. Cependant cela a démontré que l’Équateur était dans le juste, après m’avoir accordé l’asile. Mais si l’Équateur décidait d’avancer, davantage de victoires diplomatiques pourraient être obtenues.
Alors que va-t-il se passer avec votre vie ?
Je ne le sais pas, nous avons les deux décisions favorables des Nations Unies. Après beaucoup d’efforts nous obtenons que l’une de mes présumées sources, Chelsea Manning, ait obtenu la clémence et sera libérée. Les États-Unis se refusent à clore mon dossier pour espionnage. J’ai eu une victoire importante en Suède : après six ans, on a finalement fait ce que nous demandions et j’ai pu faire une déclaration pour la première fois. Jusqu’alors, la Suède avait utilisé son refus de prendre une déclaration dans cette ambassade comme un truc pour maintenir l’enquête préliminaire ouverte depuis 2010. La procureur en Suède n’a pas encore décidé si elle va m’accuser ou non. Si elle décide de m’accuser, ce sera une décision politique. D’un côté, une accusation formelle mènerait à un procès que l’Etat suédois perdrait. De l’autre, si la procureur ferme l’enquête, elle en finirait probablement avec sa carrière professionnelle. La meilleure option pour la procureur a toujours été de maintenir l’impasse (l’accusation « de viol un degré moindre » proscrite en trois ans).
C’est à dire qu’avec tout ce qui s’est passé, votre situation n’a pas trop changé.
Il y a eu des triomphes politiques et juridiques. Les Nations Unies ont déclaré que ma détention est illégale.
Mais la décision n’est pas contraignante.
Si , elle l’est. Les juges le reconnaissent. Par exemple, la Cour Européenne des Droits de l’homme émet ses propres jugements (du Groupe de Travail Détention illégale) des Nations Unies. Ce qu’il n’y a pas c’est un mécanisme d’application.
Alors elle ne s’applique pas.
Non, mais évidemment il y a un coût diplomatique pour la Suède et la Grande-Bretagne. Chaque fois que la Grande-Bretagne ou la Suède vont dire à un pays étranger qu’ils ont arrêté illégalement un citoyen britannique ou suédois, ce pays peut répondre que la Grande-Bretagne et la Suède font de même avec moi. Il faudra voir combien de temps ils veulent payer ce prix là.
Santiago O’Donnell pour Página12
Traduit de l’espagnol pour El Correo de la Diaspora par : Estelle et Carlos Debiasi.
El Correo de la Diaspora. Paris, le 5 février 2017
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