L'AUTRE QUOTIDIEN

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La cruauté qui vient, Par Marie Cosnay

Vendredi, alors qu’il neige ou presque à Paris, sous le pont, porte de la Chapelle, la mairie fait installer de grosses pierres. Ainsi les personnes sans refuge ne pourront plus s’allonger, s’allonger les uns contre les autres, pour se tenir un peu chaud, sous ce pauvre abri qu’est le pont. Même pas un pont. Même pas les corps contre les corps. Des pierres au lieu des corps.

Les mots tuent. Les mots tuent mais avant ça ils sont tués. 
J’ai écrit ça pour commencer, j’étais tellement perturbée, empêchée, muette, étranglée. 

Les mots ne tuent pas tout seul. Les mots quand ils mentent tuent. Et ils mentent. Ils inversent le rapport aux choses, montrent le contraire de ce qu’on voit, ils nient la chose. Ils ne s’arrêtent plus de mentir. Tellement qu’on les rend responsables, on dit : ça suffit, les mots, tous les mots, taisez-vous, et quand on les avait jusque-là tellement en sources, ressources, en plaisirs, on baisse la tête accablés, on est impuissants, on est devenus débiles à souhait. 

C’est tellement ce qui nous arrive. 
Je n’ai pas fait la liste mais depuis que Macron a écrit Révolution, que Marine Le Pen a parlé de diversité, c’est phénoménal, c’est toujours plus. 
Toujours plus de mensonges, à devenir fou. 
Attention, nous allons devenir fous. Nous devenons fous. 
Guéant était condamné à deux ans dont un avec sursis mais l’autre, l’année ferme, il n’allait pas la faire non plus. 
Ferme mais pas ferme. Oui mais non.
Un viol n’est pas un viol. Un accident.
C’est d’un atroce cynisme, la blessure de dix centimètres dans l’anus est hors de doute. 
C’est d’un atroce cynisme qui tue d’appeler le viol accompagné d’insultes hors de doute accident. 
Oui mais non. 
La faute de la victime, la vieille affaire, le vieux mensonge pervers, exactement lui, qui ne permet pas, ne permettra jamais à la victime de se retaper un peu, se réparer. 
C'est tout le viol d’ailleurs qui est nié. Ca n’existe pas. La domination et la torture non plus. L’histoire de la lutte contre les dominations et tortures non plus. 
Comment briser quelqu’un, il y a plein de moyens. Le viol et le déni du viol. 
On est en train de devenir fou. 

Je parle ici, qui nous rendent fous, des mots et des énoncés officiels. 
Je ne parle même pas des énoncés courant sur les réseaux sociaux, de ce qu'on nomme cyber attaque, de cent quarante signes qui peuvent faire ou défaire des présidents, on a entendu ça, Poutine veut faire élire le Pen, il va y avoir des faux comptes, des faux tweets, de fausses infos, des mots menteurs. Je ne parle même pas non plus des grimaces, des absurdités devenues virales, de la vieille réponse enfantine : c’est celui qui dit qui est, contre toute vraisemblance, contre toute évidence, attaquer, en réponse à l’information qui devrait nous scandaliser et avoir des conséquences (un homme à responsabilités publiques s’enrichit amoralement, ment, s’offusque, se maintient, continuant à conspuer les assistés) ceux qui aident à la produire, cette information. 

Les énoncés officiels mentent, le rapport de l’IGPN est une honte, une pure honte, les mots sont verts de honte, ils n’ont plus qu’une envie : se défiler. Ils le voient bien, les mots, qu’ils servent à clouer au pilori le bon sens et quelque chose comme le rapport, les rapports. Le lien, les liens. Ils étouffent. 

Ils sont devenus, les mots, tués à force de servir à l’envers, ils sont devenus vecteurs de cruauté.

On a la tête à l'envers,  le corps pèse le poids des pierres. 

Vendredi, alors qu’il neige ou presque à Paris, sous le pont, porte de la Chapelle, la mairie a fait installer de grosses pierres. Ainsi les personnes sans refuge ne pourront plus s’allonger, s’allonger les uns contre les autres, pour se tenir un peu chaud, sous ce pauvre abri qu’est le pont. Même pas un pont. Même pas les corps contre les corps. Des pierres au lieu des corps. 

Combien, le prix des pierres ? Combien, le prix d’une nuit pour une personne dans un centre d’hébergement ?
Les pierres sous le pont de Paris, porte de la Chapelle, les pierres au lieu des corps, c’est la pierre de trop. 
On n’est pas seulement en train de devenir fous: on est en train d’accepter la grande grande cruauté qui vient. Ou est venue.

Marie Cosnay

Marie COSNAY est professeure de lettres classiques et écrivaine. Elle a publié notamment Vie de HB (Nous, 2016), Cordelia la guerre (éditions de l'Ogre, 2015), À notre Humanité (Quidam éditeur, 2012), Villa Chagrin (Verdier, 2006) et Que s'est-il passé ? (Cheyne éditeur, 2003). Nous sommes heureux de l'accueillir parmi les chroniqueuses/chroniqueurs de L'Autre Quotidien. Vous pouvez la retrouver sur Facebook et dans son blog sur Mediapart.


Plus d'information

Photo P'tit Dej' à Flandre

Lors de notre visite du centre humanitaire de la porte de La Chapelle en janvier, la direction d’Emmaus nous a expliqué que le centre attribue des rendez vous pour une prise en charge des exilés primo arrivants, pour éviter la cohue à l'entrée du centre. Les personnes bénéficient d'un accueil de jour mais doivent attendre 3 à 4 jours en dormant dehors.

En attendant de pouvoir entrer dans le centre humanitaire, les personnes s'abritaient sous le pont de la porte de La Chapelle ce qui les protégeait de la pluie, mais pas du vent, les personnes pouvaient se blottir les unes aux autres pour se tenir un peu chaud.

Vendredi soir le collectif Solidarité Wilson qui distribue des petits déjeuners près du centre humanitaire a signalé avec effroi que d'énormes pierres ont été placés sont ce pont pour les empêcher d'y dormir.

Nous nous associons à ce collectif pour exprimer notre dégoût.

Nous sommes désespérés de voir les décisions qui sont prises quant à la gestion de cette crise. S’agit-il d’une crise de l’accueil, ou d’une crise migratoire?

Il s’agit bien en tout cas de la part de l’état de choisir une politique de non accueil. Comme en témoigne aussi les poursuites pénales à l’encontre de personnes solidaires.

Cette occupation hostile de l'espace public, avec des moyens publics, est indigne.

Nous voulons des réponses sur ces méthodes. 
Qui a pris cette décision?

Après les kilomètres de grilles qui s'étalent dans l'est de Paris, voilà de grosses pierres pour écraser le peu d'espoir qu'il reste à ces personnes qui ont déjà tant souffert. Nous vous proposons de nous retrouver sur place lundi 13 février à partir de 18h pour manifester aux réfugiés notre soutien : venir avec des boissons chaudes, des vivres, des vêtements chauds et pancartes !

P'tit Dej' à Flandre