L'AUTRE QUOTIDIEN

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En finir avec le mépris, par Philippe Askenazy

Le salaire astronomique des PDG est-il économiquement justifié ? L'économiste Philippe Askenazy démonte l'imposture qui voudrait qu'il y ait des postes hyper qualifiés, par nature, justifiant des rémunérations extravagantes et d'autres non qualifiés et improductifs, condamnant ceux qui les occupent à des salaires de misère et à la précarité. Aucun concept économique n'est politiquement neutre, pas même les méthodes de calcul employées pour définir ce qu'est un emploi qualifié ou encore la sacro-sainte productivité.

« Le Directeur Général Exécutif, le CEO (Chief Executive Officer, PDG en français), comme il est désormais commun de l’appeler dans les entreprises de grande taille, mérite une rémunération élevée. Je n’ai aucun doute là-dessus. Si ‘il’ – hélas, le ‘elle’ est rarissime - a été choisi, c’est parce qu’il est doté de qualités exceptionnelles : leadership, vision, capacité de travail hors norme, rapidité de décision extrême, compétences techniques multiples, etc. Le CEO n’a pas l’une ou l’autre de ces qualités, il les a toutes en même temps. S’y ajoute bien souvent un je ne sais quoi d’audace ou de sixième sens qui le rend, au sens propre, extra-ordinaire.» Voici ce qu’écrivait Laurence Parisot, dans Challenges le 21 mai 2016, dans le cadre du débat sur la rémunération des patrons relancé par l’affaire Carlos Ghosn.

La rémunération serait ainsi fondamentalement « au mérite ». Du moins pour les patrons, car dans le débat, bien vite, les joueurs de football sont mis en comparaison. En filagramme, est suggéré que la rémunération du patron est bien plus « normale » que celle d’un décervelé tapant un ballon. Il s’agit bien d’un mépris de classe. Ces footballers sont pour la plupart issus de milieux modestes ou n’ont pas fait d’études avancées. Ils n’ont pas le pédigrée d’un Ghosn : collège Stanislas, lycée Saint-Louis, Ecole Polytechnique, Mines.  

Mais le plus consternant de ce mois de mai français 2016, que certains rêvaient comme un nouveau mai 68, est que le mépris aura touché avec violence le plus grand nombre. Des candidats LR à la primaire des droites, aux lettres de cadrage budgétaire du gouvernement, les fonctionnaires sont réduits à un coût qui peut être ajusté sans ménagement. Les principes initiaux de la loi travail –lutter contre les « protégés »…- comme les discours sur la prise en otage de l’économie par une minorité de syndicalistes désœuvrés étendent le mépris aux salariés du privé. Et ne parlons pas des « intellectuels déclassés » qui peupleraient Nuit Debout ou participeraient à un ouvrage tel que celui-ci !

Ce mépris dépasse largement les frontières de l’hexagone et le seul mois de mai. Il est la base même de la politique d’austérité et de coupe salariale qui enferme l’Europe dans la spirale de la déflation monétaire et sociale. Il faut faire travailler plus les masses de travailleurs improductifs, et ajuster leurs salaires pour les rapprocher de leur anémique productivité. Et mieux vaut pour eux un emploi précaire que pas d’emploi.

Revenons aux patrons, la littérature économique est loin d’être concluante. Un des premiers déterminants de la performance d’un patron reste la chance, des chocs exogènes de la demande ou des innovations lancées par les  équipes de recherche des années auparavant. Si certains travaux suggèrent que des patrons sont « meilleurs » que d’autres, rien ne prouve qu’ils fassent mieux qu’un cadre intermédiaire qui serait bombardé CEO. D’autres travaux, et le cas Ghosn en est une remarquable illustration, soulignent que les patrons forment une confrérie qui autodétermine les rémunérations de ses membres. Si on croît à la fable d’un marché capable de rémunérer au niveau de la productivité marginale, la situation des footballers est à ce titre bien plus naturelle puisque leur salaire tend à suivre les montants des droits télé et des investissements de milliardaires qataris ou russes.

La naturalité justement est invoquée pour justifier le mépris du plus grand nombre. La révolution technologique présente est convoquée dans une démonstration implacable.  D’un côté, les tâches routinières sont de plus en plus effectuées par des machines, condamnant à la disparition de masse des postes dits intermédiaires ou peu qualifiés. De l’autre, les professions les plus intellectuelles seraient complémentaires au nouveau capital matériel ou immatériel. De nombreux services aux personnes seraient exclus de la révolution technologique. Mais ces derniers intensifs en main d’œuvre « moins qualifiée » ou à « bas salaire » seraient élastiques aux revenus. Et ce d’autant plus rapidement que ces services sont consommés par des catégories « supérieures » enrichies. La plupart des travailleurs serait ainsi pris en tenaille entre développement des emplois peu productifs et la disparition des emplois routiniers.

Pourtant, une observation attentive relève une autre réalité. Les grèves en France comme d’ailleurs les grèves générales observées de l’Espagne à la Grèce révèlent que l’économie repose toujours sur le travail.

Et ce travail n’est improductif qu’en apparence. En effet, dans de très nombreuses activités de services, la productivité du travail même prétendument en volume, se mesure à partir du niveau de salaire (voir mon ouvrage Tous Rentiers !, Odile Jacob, 2016 pour des développements). La palme en France vient aux employés domestiques dont la productivité en volume est égale à la masse salariale divisée par le SMIC. Cette méthode  est une négation de tout possible progrès technologique ou montée en compétence de ces employés si le marché de les reconnaît pas.

Plus généralement les montées du niveau de diplôme observées dans de nombreuses professions sont renvoyées à un déclassement. Déclassement salarial certainement, déclassement dans les catégories professionnelles reflets des salaires, oui. Mais pas déclassement productif quand le travail de nuit, ou le week-end progresse, quand le travail de plus en plus prescrit s’intensifie, quand des compétences supplémentaires –usage des technologies de l’information, contact clients, maîtrise des langues. 

Pire, la financiarisation de l’économie crée comptablement des apparents improductifs et des hyperproductifs. Lorsqu’un vendeur d’une chaine de produit électroménager fait prendre à un client la carte de crédit rechargeable de la chaîne, cette tâche n’est pas prise en compte dans sa productivité ; en revanche, la filiale financière qui émet  la carte voit sa production augmenter sans effort. Lorsque les grands groupes de distribution ou d’hôtellerie transfèrent les murs des magasins vers des foncières spécialisées, la valeur ajoutée du commerce ou de l’hôtellerie décroît au profit des activités financières et  immobilières.

In fine, oubliant le travail réel –pour reprendre un terme d'ergonomie et psychologie du travail- s’est imposée une équation tautologique bas salaires => basse productivité => bas salaires ; les mutations économiques et financières ne font que l’accentuer, justifiant encore plus la non-reconnaissance sociale comme salariale des efforts productifs de tous qui exacerbe les inégalités et nourrit la rente capitaliste. Sortir de l’impasse économique passe donc aussi par dénoncer la forfaiture du mépris des ordinaires comme l’admiration pour certains extra-ordinaires.

Philippe Askenazy

Philippe Askenazy est directeur de recherche au CNRS, chercheur à l'école d'économie de Paris et docteur de l'école des hautes études en sciences sciences sociales.

Ce texte, que nous reproduisons avec l'autorisation de l'auteur, est paru dans l'ouvrage collectif "Sortir de l'impasse, appel de 138 économistes, paru le 9 novembre 2016, aux éditions Les liens qui libèrent.