La politique de la loterie dans la Start-up nation, par Olivier Ertzscheid
Après un budget 2018 qui fait la part belle aux riches, rebaptisés "premiers de cordée", on aura désormais le loto pour sauver le patrimoine et le lancement d'un crowdfunding pour financer les associations, prises à la gorge par la suppression des contrats aidés. Nous publions, avec l'accord de son auteur, Olivier Ertzscheid, chercheur à l'Université de Nantes, un texte qui explique où nous entraîne le concept de start up nation, cher à Macron.
"Un loto et un jeu de grattage pour sauver le patrimoine". Voilà ce que titrait il y a quelques jours Le Figaro à propos de l'initiative de la ministre de la culture, sous l'impulsion probable d'un animateur missionné, figure qui tend à remplacer celle de l'amateur éclairé. Énième hoquet d'une politique sans ambition, sans enjeu, sans vision. "Un loto et un jeu de grattage pour sauver le patrimoine."
Un André Malraux de supermarché, avec l'ambition politique d'une kermesse
Dans le même temps, et au chapitre cette fois des, je cite, "nouvelles actions du gouvernement pour soutenir la vie associative", et alors même que la suppression massive et brutale des contrats aidés à plongé les mêmes associations dans des situations aussi scandaleuses qu'intenables, on nous annonce benoitement "l'organisation d'un crowdfunding national pour soutenir les associations". Les bornes du cynisme le plus crasse semblent donc avoir été une nouvelle fois repoussées lors même que l'on pensait déjà toutes les limites atteintes.
La république en marche dans la start-up nation c'est donc cela : des élus qui proposent un loto pour sauver le patrimoine et un crowdfunding pour financer les associations. Non. Mais. Sans. Déconner. Comme le faisait judicieusement remarquer Mandilou sur Twitter :
"Putain mais vous n'avez pas été élus au comité de fêtes de la commune !!!"
Rajoutant au passage : "Prochaine étape : vendre des gâteaux à la sortie de l'école pour payer les profs".
La spectacularisation de l'action politique pour pallier son incurie à assumer les missions régaliennes qui sont pourtant les siennes n'est bien sûr ni récente ni inédite. Le Téléthon et autres Sidaction ont - hélas - montré à quel point le recours à la mise en scène de la maladie et de la souffrance était devenu la condition sine qua non de l'existence d'une recherche publique de pointe sur ces questions.
Il en va de même dans un autre genre pour les concerts dits "Des Enfoirés" et la solidarité permise par cette association, les Restos du coeur, qui (sur)vit déjà de nos dons et à laquelle justement la start-up nation a ôté les contrats aidés lui permettant d'assurer le couvert des miséreux sortis du radar et des ambitions de l'état. Après avoir déjà pathétiquement reculé, oser maintenant annoncer l'organisation d'un Crowdfunding national pour soutenir les associations est au foutage de gueule ce que le sketch du lâcher de salopes de Jean-Marie Bigard est à l'amour courtois.
Nation ? Start-up. Etat ? Plateforme. Citoyens ? Utilisateurs. Politiques publiques ? Algorithmes privés. Financements publics ? Crowdfunding.
J'ai déjà ici-même dit ce que je pensais de l'idée d'une start-up nation et d'un état plateforme à l'aune de mon cul lui-même considéré comme du poulet :
"Derrière le projet d'un "État plateforme" et d'une "start-up nation" il y d'abord le volonté éminemment perverse d'achever de transformer le citoyen déjà devenu "usager" en simple "utilisateur". Or la différence entre un citoyen et un utilisateur est colossale et fondamentale. Un citoyen est quelqu'un qui jouit d'un certain nombre de droits pleins et entiers qui lui sont acquis (et pour la plupart desquels ses ancêtres se sont battus). Un utilisateur est quelqu'un à qui l'on attribue, temporairement, un certain nombre de permissions, "d'autorisations"."
J'ai aussi, avec d'autres, pointé les dangers d'une nation considérée comme un simple fichier-client.
"(...) s'il est certes possible (et peut-être efficace) de construire une nation comme un fichier client, on n'obtiendra au final qu'une nation de clients et une démocratie clientéliste."
Du côté de ce que l'on nomme la politique des algorithmes, et dans la suite du constat déjà dressé dans ce magnifique ouvrage, alors même qu'un nouveau scandale APB se profile sur les ruines d'une rentrée universitaire dont ledit algorithme a laissé un nombre inédit de bacheliers sur le carreau, on nous annonce que c'est maintenant la fraude fiscale qui doit être algorithmiquement traquée.
Or que croyez-vous qu'il va se passer lorsque l'on va charger un "algorithme" de calculer le pourcentage de chance qu'un citoyen soit susceptible de frauder le Fisc ? La même chose que lorsqu'on demande à un algorithme de calculer le pourcentage de chances qu'un citoyen déjà condamné risque de récidiver.
Bourdieu réveille-toi ils sont devenus fous! les algorithmes favorisent la reproduction des élites.
Les algorithmes prédictifs, c'est là leur côté Bourdieusien, sont avant tout des algorithmes de reproduction : ils ne suppriment pas les inégalités, ils les confirment et les entretiennent. Ce genre de décision algorithmique sans les règles élémentaires de transparence qui seraient nécessaires (et qui sont très loin d'être garanties), ne conduira qu'à un renforcement des inégalités, et qu'à la perpétuation de passe-droits et autres régimes d'exception (en permettant en outre de renforcer les logiques de surveillance au regard de la masse inédite des données récupérées et croisées pour que ledit algorithme puisse fonctionner).
Dans la start-up nation fantasmée par nos édiles, qu'il s'agisse d'affecter des étudiants sur des filières universitaires ou de traquer les fraudeurs fiscaux, le prétexte de la conduite algorithmique de la chose publique présente le double avantage de masquer l'affaiblissement délibéré des investissements publics dans des services (publics) dont il s'agit d'orchestrer la mise à genou, et d'être l'alibi d'une idéologie libertarienne à peine masquée (parce qu'au final on nous expliquera que "c'est la faute de l'algorithme").
<Point Gérard Collomb aka "La Momie"> Ajoutons qu'en l'espèce la France a toujours un problème de Collomb, lequel nous livre analyses et saillies toujours plus vertigineuses de non sens, la dernière étant que "l'Open Data pourrait donner lieu à des attaques cyber". On est effectivement rassuré sur la capacité de ce gouvernement à mettre la chose et les intérêts publics définitivement en marche à l'arrêt. </Point Gérard Collomb>
Le Crowdfunding, ce nouvel impôt.
En termes de Crowdfunding, la capacité d'un collectif à s'auto-saisir de ce qu'il considère être un problème pour y apporter une solution financée reste quelque chose de potentiellement magnifique, de réellement "disruptif" pour rester collé sur l'autotune nasillard de la Start-Up nation.
Mais les logiques du Crowdfunding, dès qu'elles sont instrumentalisées par des plateformes tierces au service de causes dont elles fabriquent la légitimité et qu'elles seules choisissent d'inscrire dans l'agenda médiatique, ces logiques de Crowdfunding n'ont alors plus rien de spontané et participent au contraire d'une instrumentalisation émotionnelle profondément nocive et toxique : je mentionnais plus haut cette préhistoire que furent les Téléthons et autres Sidactions, mais dans l'époque contemporaine sur le marché de la pitié, "être malade ne sera plus suffisant, il faudra être aussi intéressant".
Je rappelais encore récemment que dans le glissement qui nous a mené de la sagesse à la folie des foules :
"De manière finalement assez logique, le mot même de "foule" s'est retrouvé cantonné au rôle de sideman pour des notions relevant uniquement de la sphère économique et financière : et l'on vit ainsi fleurir le Crowd-funding, le Crowd-sourcing et autre Crowd-lending. La foule n'était plus qu'un gigantesque portefeuille. Et il n'y avait que le portefeuille qui comptait."
Alors bien sûr on pourra choisir de s'abriter derrière l'aspect circonstanciel de ces mesures en mode :
"Oui d'accord y'a un loto mais quand même le ministère de la culture continue d'avoir un budget."
"Oui d'accord on lance un crowdfunding mais quand même les associations continuent de toucher des subventions."
"Oui d'accord y'a un algorithme qui traque la fraude fiscale mais on a toujours des inspecteurs des impôts."
Oui d'accord mais. L'enjeu est précisément ici. Ici dans les habitudes prises et dans ces perpétuels glissements qui installent et légitiment ces habitudes nouvelles ; ici dans la part toujours croissante de délégations de services publics sans embarquer les responsabilités publiques qui devraient aller avec.
Car un algorithme, un crowdfunding et un Loto ne sont, par définition, ni coupables ni responsables de rien. Ils ne peuvent que difficilement être tenus pour responsables. Ils sont, chacun à leur manière, l'occasion de s'exonérer d'une responsabilité. S'exonérer de responsabilités : le projet politique premier de la bouillie Macronienne de la start-up nation.
Et pourtant elle tourne, ils décident.
Et pourtant. Pourtant ils décidaient déjà en partie - et pour une partie non-négligeable - de l'avenir professionnel et universitaire de toute une classe d'âge, et ils décideront donc désormais de la sauvegarde (ou pas) de notre patrimoine, et ils rendront possible (ou pas) le fonctionnement de certaines associations, et ils traqueront (ou pas) ceux qui fraudent le fisc.
Et la démocratie, la république, la conduite de la chose et des affaires publiques ne peuvent pas être affaire de loterie, d'aléatoire, d'algorithmes opaques, de Crowdfunding de kermesse, de cyber-attaques d'open-data (#Bisous #GérardCollomb) et de loteries patrimoniales comme on tente malheureusement de nous le faire accroire.
Il pourrait pourtant y avoir tant de choses à prendre du numérique dans la conduite éclairée de la chose publique. Comme le font déjà certaines villes autour, par exemple, de la notion de "communs". Pour que le numérique soit vertueux, il nécessite de n'être pas uniquement vu comme l'opportunité d'économiser sur telle masse salariale ou telle "fonction-support". Pour que le numérique soit vertueux et non prédateur ou destructeur il nécessite, et oui, des moyens en termes d'accompagnement. Or pour ce gouvernement, le numérique c'est que la forme aboutie d'un "outsourcing" systématique, qui "fait système". "L'outsourcing" c'est une pratique qui consiste à :
"externaliser vers un prestataire spécialisé certaines tâches (...). Les pratiques d'outsourcing sont surtout présentes dans le domaine des centres d'appels ou CRC et du support client."
La loterie, les algorithmes, le crowdfunding n'ont de valeur pour ce gouvernement que tant qu'ils permettent d'externaliser, d'out-sourcer, de détacher du corps de l'état un certain nombre de ses fonctions régaliennes.
Un état détachable pour des services publics en pièces (détachées).
La "start-up nation" ou l'état plateforme, ces deux non-sens idéologiques tels que portés par le gouvernement Macron, ont pour but premier de rendre "détachables" un certain nombre de fonctions régaliennes vues comme autant de fonctions-support ; de les rendre détachables au sens premier c'est à dire de permettre qu'elles se détachent et ... tombent.
Dans l'héritage de Simondon pour qui "un objet technique est produit quand il est détachable", voilà semble-t-il l'ambition Macronienne de la "Start-up Nation" : un état détachable et des services (publics) en pièces (détachées). "On-demand State". Fucking On-Demand State.
En cohérence avec une forme de solutionnisme technologique, il s'agit bien de faire de l'état une plateforme, c'est à dire un simple objet technique. Justeun objet technique. Juste un simple objet technique. La nature ayant horreur du vide politique, ces abandons et ces renoncements idéologiques encore timides mais parfaitement lisibles, font par ailleurs - délibérément ? - le jeu des vraies plateformes qui, elles, ne sont pas encore des états mais aspirent à le devenir ; des plateformes qui sont, elles, organisées pour produire de l'attachement et éviter toute forme de détachement. Des plateformes qui endossent lentement mais inexorablement les fonctions non uniquement régaliennes mais également symboliques (comme celle de la réassurance) que les états leur abandonnent.
Moralité.
Bon je vous laisse, je vais ouvrir une cagnotte Leetchi pour crowdfunder un algorithme qui décidera d'organiser une loterie pour savoir quel sera le projet politique de l'état-plateforme de la start-up nation. Et je tatouerai son code-source sur le corps de la Momie.
<Mise à jour du lendemain>
Tout comme Libération à qui j'emprunte les lignes suivantes, j'en suis resté coi :
"L’université Pierre et Marie Curie, qui se présente comme la première université scientifique et médicale française, lance une campagne de crowdfunding (financement participatif) pour pouvoir acheter… du matériel de simulation pour permettre à leurs étudiants de s’entraîner à réaliser des ponctions lombaires sur les bébés. Une opération particulièrement délicate, précise le communiqué, pour appeler au don. Pour l’instant, la fac ne dispose que de trois mannequins taille enfant en silicone, largement insuffisant pour former les 400 étudiants concernés. Question : l’achat de matériel ne fait-il pas partie du budget de fonctionnement de l’université ? Réponse de l’université : «Si, mais il s’agit là d’un ajout de matériel, pour compléter la formation. Ce n’est pas la première fois que nous organisons une levée de fonds. Nous en avions fait une pour le réaménagement de notre collection de pièces anatomiques de zoologie que nous hébergeons dans le campus.»
Le Tweet réjoui de l'université Pierre et Marie Curie (Marie Curie qui doit faire la toupie dans sa tombe tant cette situation est un crachat au visage de l'idéal de l'université volante dont elle était issue).
Alors après bien sûr c'est cohérent hein. Déjà t'avais l'algorithme APB qui organisait une grande loterie (tirage au sort) pour choisir les étudiants, et pour qu'ils soient formés à l'université, vu qu'elles n'ont plus de thune, ben les universités, via leurs putains de fondations (oui je suis grossier mais oui j'ai le droit parce que oui ça m'énerve), elles organisent du "crodwfunding" pour acheter du matos pour former des étudiants. Rhaaa putain mais merde sans déconner.
Olivier Ertzscheid
Blog de Olivier Ertzscheid, Affordance.info, à consulter ici
Olivier Ertzscheid est enseignant-chercheur à l'Université de Nantes, maître de conférence en science de l'information et de la communication à l'IUT de la Roche sur Yon. Il est l'auteur de "L'appétit des géants, pouvoir des algorithmes, ambitions des plateformes", publié en 2017 aux éditions C&F.