Une étude conclut que la justice française juge plus sévèrement les plus faibles
La justice française juge plus sévèrement les plus faibles si l’on raisonne à situation équivalente, révèle une étude réalisée à partir de plusieurs milliers de décisions de justice. Nous publions l’analyse de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
« Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ». La morale de la fable de Jean de La Fontaine [1] est-elle toujours d’actualité ? « Oui » répond une étude fondée sur plusieurs milliers de décisions de justice, menée par les chercheurs Virginie Gautron et Jean-Noël Retière [2] entre 2000 et 2009. « Toutes choses égales par ailleurs » comme disent les statisticiens (voir encadré), les moins favorisés sont plus lourdement condamnés.
Alors que 11,3 % des prévenus qui ont un emploi sont condamnés à des peines d’emprisonnement ferme, c’est le cas de 27,6 % des sans-emploi. Près de 60 % des emprisonnements fermes sont prononcés contre des sans-emploi, alors qu’ils ne représentent qu’un dixième des actifs. De la même façon, 31 % des prévenus qui vivent avec moins de 300 euros mensuels subissent de la prison ferme contre 7,1 % de ceux qui ont un revenu de plus de 1 500 euros.
En matière de condamnations, il faut se méfier du simplisme. Si les sans-emploi commettent plus souvent des délits, il est logique qu’ils soient plus souvent condamnés. S’ils commettent plus souvent des délits, cela peut être lié à leur âge. De même, les prévenus sont logiquement plus sévèrement jugés s’il s’agit de récidive, etc. Avant d’incriminer la justice, il faut isoler les effets d’un très grand nombre de facteurs comme l’âge, le revenu, la nature de l’infraction, le passé judiciaire du prévenu (récidive ou non notamment), etc. C’est justement ce travail qu’ont réalisé les auteurs de l’étude.
Une fois pris en compte les facteurs cités plus haut, deux prévenus qui commettent la même infraction sont-ils traités de la même façon ? Les données produites par les auteurs mettent sérieusement en cause l’égalité de traitement attendue de la justice française [3]. Toutes choses égales par ailleurs donc, les personnes privées d’emploi ont 1,5 fois plus de risque d’être condamnées à de la prison ferme que celles qui ont un emploi et 1,8 fois plus d’être placées en comparution immédiate [4]. Les prévenus dont le revenu est inférieur à 300 euros mensuels sont 3,2 fois plus souvent condamnés à de la prison ferme que ceux dont le revenu mensuel est supérieur à 1 500 euros mensuels. Même sévérité accrue pour les étrangers qui sont trois fois plus souvent orientés en comparution immédiate et 4,8 fois plus souvent placés en détention provisoire pour une même infraction que les personnes nées en France. Cela signifie qu’ils iront plus souvent en prison, même si, à caractéristiques socio-démographiques et procédure équivalente, ils ne sont pas plus souvent condamnés à de la prison ferme.
Comme l’expliquent les auteurs, il faut là aussi se garder de rendre un verdict trop rapide. Éviter la prison ferme pour ceux qui ont un emploi peut être une forme de « discrimination positive, consciente et justifiée aux yeux des magistrats » : leur éviter de perdre leur emploi pour de courtes peines. Sauf que, comme ils le notent aussi, l’inverse n’est pas vrai : les travaux d’intérêt général devraient être d’abord dédiés aux sans-emploi comme outil de réinsertion, mais ce n’est pas le cas. En outre, les choses ne sont jamais réellement « égales par ailleurs ». L’étude est muette sur ce qui se passe hors du procès. La police peut discriminer en amont, comme le montrent les nombreux exemples de contrôles au faciès. Les procédures sont inégalement punitives suivant le type d’infraction : « l’immunité relative dont jouissent les auteurs de délits financiers est emblématique de l’inégalité engendrée par les processus législatifs et répressifs », indiquent-ils. Enfin, il peut toujours subsister des différences subtiles entre les cas que les critères généraux ne prennent pas en compte : « notre base statistique se compose de catégories juridiques qui écrasent partiellement la diversité des faits », reconnaissent-ils.
En prenant toutes les précautions du monde, les écarts sont trop grands pour considérer que la justice est équitable. Alors, comment expliquer les comportements des juges ? Ils n’ont pas de raison d’être plus sévères pour les plus faibles, au contraire peut-on même penser : s’ils ont épousé cette profession, c’est qu’ils ont un certain sens… de la justice. Ils appliquent des textes de loi qui déterminent des peines en fonction de faits commis et du passif du prévenu. Ce serait une erreur que de leur faire un procès d’intention.
Il n’empêche que, dans ce contexte, le jugement se fait au prisme d’une foule de facteurs qui favorise le fort au détriment du faible. Les prévenus n’ont pas tous les mêmes armes pour se défendre, pour faire valoir leurs arguments. La façon de s’exprimer, d’expliquer son comportement, sa situation personnelle et les événements joue. Avoir recours ou non à un (ou des) avocat(s) expérimenté(s) influence le cours de la procédure judiciaire. On enverra en comparution immédiate et/ou en détention provisoire plus facilement des personnes dont on doute qu’elles soient présentes à une audience ultérieure, ce qui est notamment valable pour les sans domicile fixe. Dans certaines communes, les juges savent que les autorités municipales refusent de confier des travaux d’intérêt général à un public trop marginalisé (SDF et gens du voyage notamment). Enfin, la façon dont le juge comprend les faits, la « boîte à critères » comme le disent les chercheurs, dépend de sa lecture du contexte, qui est socialement située. Certains juges sont très éloignés des populations qu’ils sanctionnent. Au fond, même s’il prend ses décisions en toute impartialité, le juge est lui-même soumis aux inégalités sociales qui traversent la société.
Louis Maurin
Raisonner « toutes choses égales par ailleurs »
Dans le tableau ci-dessous, les auteurs tiennent compte de différents facteurs qui peuvent avoir un impact sur le jugement, comme l’âge, le sexe, le passé judiciaire, l’état de la procédure, etc. On raisonne à caractéristiques et procédures judiciaires équivalentes. Ainsi par exemple, dans ce tableau, toutes choses égales par ailleurs, les étrangers sont plus souvent placés en détention provisoire mais pas plus souvent condamnés à de la prison ferme. Il faut bien comprendre ce que cela signifie. Ainsi, si on isole les étapes de la procédure et leurs caractéristiques, le juge ne prononce pas plus souvent de la prison ferme pour les étrangers. Mais le fait d’être placés plus souvent en détention provisoire les conduira en pratique à faire de la prison ferme.
[1] Tirée de « Les animaux malades de la peste », 1678.
[2] « Des destinées judiciaires pénalement et socialement marquées », in La réponse pénale, coordonné par Jean Danet, Presses universitaires de Rennes, 2013.
[3] Au passage, on peut s’interroger sur le faible impact de ce travail publié pourtant en 2013, au regard des enjeux qu’il soulève en matière de justice.
[4] Possibilité pour le procureur de faire juger la personne immédiatement après sa garde à vue, sans enquête poussée, pour les délits punis d’au moins de deux ans de prison ou 6 mois en cas de flagrant délit. Le prévenu peut refuser d’être jugé de cette façon.
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