L'AUTRE QUOTIDIEN

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Pourquoi défendre la Sécurité sociale ?

La victoire de François Fillon aux primaires de la droite avait mis en lumière une proposition clé de son programme : le démantèlement de la Sécurité sociale. Face à cette menace envers la solidarité nationale, on constate partout un engouement puissant pour la Sécu. Notamment pour le film de Gilles Perret « La sociale », qui raconte l’histoire de cette conquête sociale majeure.

François Fillon a beau avoir tenté de rétro-pédaler dans la semoule, sa proposition de démanteler la Sécurité sociale, en focalisant « l’assurance publique universelle sur des affections graves et de longue durée, et l’assurance privée sur le reste » ne passe pas. Sentant venir le danger, le candidat de la droite à la présidentielle a tenté de rectifier le tir. « Mes détracteurs me soupçonnent de vouloir privatiser l’assurance-maladie et de diminuer les remboursements. C’est évidemment faux », a-t-il clamé dans une tribune parue dans le Figaro du 12 décembre dernier.

Non seulement le passage polémique a disparu de son site de campagne, mais il parle aujourd’hui de « couvrir les soins comme aujourd’hui, et même en mieux ». Sans convaincre. Disparue également, sa proposition de réaliser 20 milliards d’économie sur les dépenses de santé. Pas question de revirement pour autant.  Son entourage et notamment Jérôme Chartier, le porte-parole du candidat, parle de « clarification » ou « d’effort de pédagogie ». Ce qui n’a pas disparu, en revanche, c’est sa volonté de rassembler dans un même organisme, la sécurité sociale et les assurances privées. Pour favoriser ces dernières, bien entendu. D’autant que, l’un de ses premiers soutiens, est l’ancien PDG d’Axa, leader mondial de l’assurance, Henri de Castries. Or c’est précisément Denis Kessler, ex-président de la Société française des sociétés d’assurance (FFSA) et ex-Directeur général d’Axa, qui s’était fendu d’une tribune dans le magazine Challenges en 2007, appelant à « défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la résistance », dont est issu la Sécurité sociale... S’attirant une réplique cinglante de l’ancien résistant Raymond Aubrac dans le film « Les jours heureux » de Gilles Perret, sorti en 2013.
 

La Sécu, une révolution sociale
 

C’est donc très logiquement qu’un autre documentaire de Gilles Perret, consacré à l’histoire de la Sécurité sociale, remplit des salles un peu partout en France, depuis sa sortie en novembre 2016. Vendredi 13 janvier au soir, nous assistions à une projection en banlieue parisienne de « La sociale », dans une salle comble, suivie d’un débat passionné. François Fillon aura sans doute été le meilleur attaché de presse de ce film qui revient sur le rôle joué par Ambroise Croizat, ministre du travail communiste de l’époque -le seul ministre du travail à avoir jamais été ouvrier-, dans la création de cette révolution sociale que fut la Sécurité sociale, ainsi que d’autres conquêtes importantes : création des régimes de retraite, des comités d’entreprise, de la médecine du travail, de la formation professionnelle, du statut de la fonction publique, etc., excusez du peu. Remplir des salles le week-end en soirée avec un documentaire sur la Sécurité sociale n’est pas banal. C’est assurément une performance très française, révélatrice de l’attachement de notre pays à sa sécu. Le succès du film est entièrement mérité, par ce qu’il révèle : la possibilité de renverser la fatalité d’un capitalisme cupide et destructeur lorsqu’une réelle volonté politique et un rapport de forces favorable existent.

 

Ambroise Croizat, une figure oubliée

 

Ambroise Croizat et sa fille. Ministre du travail et membre du Parti Communiste Français, l'inventeur de la Sécurité Sociale a été le bienfaiteur, et le reste jusqu'à aujourd'hui, des travailleurs, des salariés, des chômeurs et des plus pauvres, qui n'auraient pas accès à des soins dignes de ce nom sans la Sécu. Un million de personnes ont assisté à ses obsèques. Depuis, les châtelains, comme François Fillon, les riches et les patrons ont organisé l'oubli de cette grande figure de l'histoire de France. Parce que communiste. Parce que cégétiste. Parce qu'ils veulent en finir avec la solidarité entre tous qui seule permet l'existence de la Sécurité Sociale. Et lui substituer un système d'assurances privées qui leur rapporterait gros, et ne leur coûterait rien. Quand à eux, pas de problèmes, ils peuvent s'offrir les meilleurs docteurs, les meilleures cliniques, les meilleurs soins. C'est un privilège de l'argent. Il ne faut pas que les Français qui ne sont pas millionnaires écoutent leurs chants de sirènes, qui visent à couler la plus grande conquête sociale du vingtième siècle. 

Il faut retenir cette incroyable leçon qu’a été la construction d’un régime de Sécurité social universel, dont le budget équivaut à une fois et demi celui de l’Etat, dans une France laminée par la guerre. Pour les hommes qui ont présidé à sa création, tout était possible pour peu que la volonté soit là. L’époque n’appartenait pas encore aux gestionnaires laborieux, mais aux visionnaires. Ceux qui surent faire d’une espérance une réalité. Le projet du Conseil national de la résistance (CNR), adopté le 15 mars 1944, mentionnait d’ailleurs simplement « un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat ». Contrairement à une idée largement répandu, le programme du CNR -moins d’une dizaine de feuillets- n’est pas le résultat d’un « coûteux compromis gaullo-communiste », comme tente de le faire accroire la droite. Pas plus que la sécurité sociale n’est une création du général de Gaulle. La création de la Sécurité sociale est la résultante d’une fenêtre d’opportunité exceptionnelle : la force du parti communiste, « parti des fusillés », premier parti de France, ainsi qu’une CGT qui compte à l’époque cinq millions de membres. C’est avec eux que de Gaulle dût composer, faisant entrer cinq ministres communistes au gouvernement en octobre 1945, avant de le quitter trois mois plus tard. Le film revient également sur l’injustice faite à la mémoire d’Ambroise Croizat (1), dont les funérailles à Paris, en février 1951, rassemblèrent un million de personnes. Il est assez piquant de constater l’ignorance d’un François Rebsamen, ministre du travail de François Hollande de 2014 à 2015, interrogé dans le film, qui cite André Viviani, ministre en 1906, comme fondateur de la Sécurité sociale, avant de conclure, avec arrogance, que « de toute façon celui qui a marqué en 1945, c’est de Gaulle ». Si l’histoire a retenu le nom de Pierre Laroque, haut-fonctionnaire, qui fut l’artisan technique et le directeur de la sécurité sociale à sa création, celui d’Ambroise Croizat reste méconnu même à l’école nationale supérieure de la sécurité sociale.

 

La politique avant la gestion

 

La philosophie qui préside à la création du nouvel organisme en 1945 est véritablement révolutionnaire. La solidarité remplaçait enfin la charité, puisque chacun paye selon ses moyens et reçoit selon ses besoins, tandis que l’ensemble des risques -maladie, invalidité, vieillesse, décès-, sont réunis dans un pot commun. L’autre principe, celui qui sans doute a rencontré l’opposition la plus farouche, c’est que le réseau des caisses est géré par les salariés eux-mêmes, leurs syndicats détenant 75% des droits de vote avec un quart seulement pour un patronat disqualifié pour collaboration avec l’occupant. Quant au financement, il est assuré par les cotisations payées par les employeurs et les salariés. Ce qu’on découvre dans ce film d’une grande fraîcheur, ce sont des héros ordinaires, comme Jolfred Frégonara, militant ouvrier de la première heure décédé depuis la fin du tournage, qui participe à la mise en place de l’une des caisses de sécurité sociale en 1946, celle de Haute-Savoie, département dont est issu Croizat. Ces hommes, d’une trempe exceptionnelle, faisaient d’abord confiance à la politique, au sens noble, plus qu’à l’économie et à la gestion. Et pourtant. Cette création qui mettait fin à l’insécurité fondamentale dans laquelle vivaient les familles ouvrières, menacées à tout moment par cette épée de Damoclès qu’était la maladie, avant que les lois sociales n’instaurent une couverture universelle, a largement fait ses preuves. Les frais de gestion de ce système mutualisé sont d’ailleurs bien moindres que ceux des assurances privées. Mieux, l’équilibre des comptes fut assuré dès les débuts, grâce à la mutualisation des risques.

 

Des attaques successives incessantes

 

Instituée par une série d’ordonnances, la Sécurité sociale est une conquête sociale décisive. L’ordonnance du 4 octobre 1945 institue « une organisation de la sécurité sociale destinée à garantir les travailleurs et leurs familles contre les risques de toute nature, susceptibles de réduire ou de supprimer leur capacité de gain, à couvrir les charges de maternité et les charges de famille qu’ils supportent ». Menée tambour battant, la construction en deux ans, de 1945 à 1947, de ce pilier de notre modèle social n’a pas cessé, depuis d’être la cible d’attaques frontales ou insidieuses. Dès 1967, l’Etat instaure le paritarisme, avec la moitié des sièges pour le patronat. Une fausse symétrie, selon Frédéric Pierru, sociologue au CNRS, puisque si les syndicats de salariés sont divisés, les organisations patronales, elles, font bloc. C’en est fini de la démocratie sociale instaurée à la libération. La séparation des risques en plusieurs caisses distinctes est aussi une atteinte au projet originel, puisque c’est précisément la mutualisation des risques dans un pot commun qui devait manifester la solidarité entre tous et permettre l’équilibre des comptes. Il y aura ensuite la création de la CSG, qui marque un début d’étatisation et dont la part dans le financement de la Sécurité sociale ne cesse de croître, puis celle de la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES), qui finance la dette via les marchés de capitaux. Avant le début d’une privatisation de fait, via l’instauration du forfait hospitalier puis des diverses franchises et dépassements d’honoraires. Quant au fameux « trou » de la Sécu, il justifie dès 1967 une baisse du remboursement des médicaments. Un trou de la Sécu créé fort opportunément, puisqu’on estime à 21 milliards, le montant des allègements Fillon (décidément, on y revient), au prétexte de soutenir l’emploi, auxquelles s’ajoutent les 10 milliards d’allègements supplémentaires de cotisations consentis dans le cadre du pacte de solidarité sous Hollande .

 

La Sécurité sociale au cœur des débats de la présidentielle de 2017

 

Si, comme on l’a dit plus haut, les déclarations de Fillon augurent mal du sort de la Sécurité sociale s’il est élu en 2017, les candidats à la primaire de la gauche se sont aussi positionnés sur ce sujet. Leur positionnement sur la Sécurité sociale est en effet scruté à la loupe, tant cette dernière, une vraie passion française, est susceptible d’influencer le vote en mai 2017. Arnaud Montebourg défend un « Obamacare à la française » , avec l’instauration d’une mutuelle publique à 10 euros par mois pour toute personne gagnant moins que le SMIC mensuel. Benoît Hamon propose d’affecter les huit milliards d’euros versés pour l’aide à l’accès aux complémentaires santé à la Sécurité sociale, afin de financer un « droit à la santé universelle ». Vincent Peillon plaide pour l’émergence d’une complémentaire santé publique et la consolidation du tiers-payant. Quant à Manuel Valls, il souhaite rembourser un ensemble de soins de ville à 100%, sans indiquer lesquels, ni ce qu’il fera pour les dépassements d’honoraires. Jean-Luc Benhamias, François de Rugy et Sylvia Pinel se concentrent sur la lutte contre le gaspillage ainsi que la réforme de fixation du prix des médicaments et le développement des médicaments génériques. Sans surprise, le très libéral Macron souhaite développer la concurrence pour faire baisser les prix, notamment sur l’optique et le dentaire, et que certains patients seront à nouveau remboursés à 100%, tout en assurant qu’il ne déremboursera aucun « soin utile », ce qui autorise toutes les interprétations. Mélenchon est le seul à défendre une « sécurité sociale universelle » et la suppression des dépassements d’honoraires des professionnels de santé, ce qui, selon le candidat de la France insoumise, permettra des économies de gestion.

 

Le régime local d’Alsace-Moselle préfiguration de la Sécurité sociale universelle ?

 

Il faut savoir que la proposition de Jean-Luc Mélenchon de sécurité sociale universelle s’inspire de ce qui existe déjà en Alsace-Moselle. Là-bas, le régime local, inspiré du droit social allemand, couvre les dépenses de santé à 90% pour un taux de cotisation unique de 1,5% non-plafonné, sur l’ensemble des revenus. Il faut cependant préciser que les employeurs ne cotisent pas, ce qui représente une différence fondamentale avec le programme sécu de Mélenchon. Ce sont donc 2,1 millions de bénéficiaires qui sont couverts, pour 1,6 million de cotisants. Seuls les retraités et les chômeurs qui sont exonérés de CSG, ne cotisent pas.  Seuls les salariés du privé sont concernés. Autre avantage du régime local, les coûts de gestion, qui se montent seulement à 1%, contre en moyenne 20% pour les opérateurs privés. Pourtant, malgré son efficacité -le régime a toujours été à l’équilibre- et la justice sociale auquel il contribue, le régime local d’Alsace-Moselle est menacé par l’extension de la complémentaire santé à l’ensemble des salariés, qui laisse de côté chômeurs et retraités. Les salariés qui seront couverts par une mutuelle privée, financée à 50% par l’employeur, seront en effet avantagés par rapport à ceux qui financeront à 100% leur sécurité sociale via le régime local. D’autant que les assurances privées sont inégalitaires, puisque le montant de la cotisation varie avec l’âge et que les soins remboursés sont fonction du niveau de couverture choisi. Par ailleurs, alors que les ayant-droits (enfants, conjoint) sont pris en charge par le régime d’Alsace-Moselle, ce n’est pas le cas pour la couverture privée proposée aux salariés, qui devront donc souscrire une mutuelle supplémentaire pour leurs proches…

Véronique Valentino pour L'Autre Quotidien le 23 février 2017


(1) L’historien Michel Etiévent, interviewé dans le film « La sociale », lui a consacré une biographie, « Ambroise Croizat ou l’invention sociale : Suivi de lettres de prison 1939-1941 », éditions Gap.

Pour aller plus loin : « Ambroise Croizat, vive la Sécu ! », une émission de Là-bas si j’y suis à réécouter ici http://la-bas.org/les-emissions-258/les-emissions/2016-17/ambroise-croizat-vive-la-secu

Arrêt sur images, émission de janvier 2017 : https://www.youtube.com/watch?v=0IPznaM7ET8

Bande-annonce du film « La sociale » : http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19565227&cfilm=249160.html

Pour connaître les séances de La sociale prévues près de chez vous, la page Facebook du film : https://www.facebook.com/lasocialelefilm/?fref=ts