L'AUTRE QUOTIDIEN

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qui vive, par Arnaud Maïsetti


Qui vive ?

          Shakespeare, Hamlet, Acte 1, Scène 1


Jardin du Luxembourg : quand il n’en reste rien, ou seulement des espèces de ciels lointains sans doute perdus quelque part dans la brume, et qu’on marche aussi loin de l’automne que du printemps, dans cet entre-deux de l’histoire où nous sommes, que les arbres sont seuls aussi, et qu’il fait si froid qu’on presse le pas sur la sécheresse du temps. Pas de leçon à tirer, ni à donner : on est seulement dans le froid ce qui est le plus démuni. On est d’ailleurs le froid lui-même : quand on respire, on le voit s’échapper de nous, et on ignorait qu’il nous habitait.

C’est cette période avant la fin : on se souhaite bonnes fêtes comme on se dirait bon courage. Ou comme dans les grèves de métro, on se regarde enfin, par solidarité, étonnés de se trouver face à des vivants, des semblables, des frères en humanité et en détresse. On est dans la fin interminée d’une année de plus dont on nous oblige à nous souvenir. On est capable seulement de se souvenir des morts et de ce qui manque.

On est tellement assoiffé pourtant de ce qui doit venir, de ce qui vient déjà. Mais on regarde les arbres et ils ne mentent pas.

Jardin des Plantes : lundi. Je passe ici pour la première fois depuis des mois, et pour la première fois depuis des années, je veux monter le petit labyrinthe, ce monticule où un chemin étroit conduit à un sommet étrange et beau, minuscule et perdu – où j’aimais me perdre, il y a dix ans (petit à petit, me voilà en possession d’un passé : et cela m’étonne, toujours).

Le Petit Labyrinthe n’est plus : il est barré et inaccessible. À l’entrée, on lit l’explication : de fortes pluies il y a six ans ont dégradé les lieux, et décision fut prise de le fermer au public. Un jardin sauvage s’est développé : depuis, des savants l’observent. Des oiseaux qui avaient de longtemps quitté les environs sont revenus ; des plantes rares poussent désormais. De nouvelles lois gouvernent les lieux, avec sa logique propre, sa sauvagerie neuve, sa dévorante joie.

Rêver un peu, devant cette clôture. Ainsi notre absence fait naître la vie : ainsi, ce qui existe a besoin de notre retrait. Ainsi encore ce qui invente la vie doit pour cela se réaliser à l’abri de nous : ainsi enfin : la ville tout autour sera cette sauvagerie même.

Dans ces jours qui achèvent avec eux l’année – arbitraire du calendrier, mais ajustement essentiel au rythme des saisons qui le scandent –, s’achève aussi l’histoire, celle qui construit du temps, au profit de la mémoire : celle qui transforme l’histoire en savoir, en passé, en temps mort. Et dans ce temps où on marche, vite à cause du froid, lentement à cause des tâches de la vie sociales évanouies, on est cela : de la sauvagerie lente, du désir de ciel plus vide encore, de l’histoire encore et encore qui serait la nôtre, des villes ouvertes.

Des enfants jouent autour de moi, à un jeu que j’ignore : le petit garçon ferme les yeux, tous autour s’ébrouent ; soudain, il crie Qui vive, et il se lance à la poursuite des autres qui font semblant de lui échapper. La leçon était peut-être là. Eux, au contraire de moi, n’avaient pas froid, et je rentrais.

arnaud maïsetti - 29 décembre 2016

Arnaud Maïsetti vit et écrit entre Paris et Marseille, où il enseigne le théâtre à l'université d'Aix-Marseille. Vous pouvez le retrouver sur son site Arnaud Maïsetti | CarnetsFacebook et Twitter @amaisetti.