«65% de la dette espagnole est illégitime», par Eric Toussaint
Interview publiée par le quotidien digital Infolibre.es, qui est l’équivalent de Médiapart en Espagne.
Le politologue et activiste belge demande que ce soit « les banquiers qui payent la facture de la socialisation des pertes privées ». Il défend la sortie de l’euro : « L’expérience grecque a montré qu’il n’est pas possible de réformer l’Union européenne ». « La stratégie du premier gouvernement de Tsipras avec Yanis Varoufakis comme ministre des finances a mené à la capitulation. »
Les Espagnols se sont réveillés mardi 17 mai 2016 avec un nouveau record historique : les 1 095 milliards d’euros de dette publique correspondent à la dette la plus importante du siècle dernier. Pour la première fois, la dette publique espagnole dépasse 100 % du PIB, c’est-à-dire que l’État a une dette supérieure à ce que le pays ne produit. La visite d’Eric Toussaint n’aurait pu mieux tomber : porte-parole du réseau international CADTM – Comité pour l’abolition des dettes illégitimes, il était invité à Saint Jacques de Compostelle par Alternativa Galega de Esquerda (Alternative galicienne de gauche), les groupes politiques qui composent la coalition galicienne « En marea » [coalition électorale de Galice formée en novembre 2015 par Podemos, Anova et Esquerda Unida ainsi que diverses alliances et regroupements citoyens qui ont remporté les élections municipales de mai 2015 (Marea Atlántica, Compostela Aberta et Ferrol en Común). En Marea a obtenu 6 députés au Parlement aux élections générales].
Né en 1954 à Namur en Belgique, Eric Toussaint a grandi dans un village minier et a rapidement commencé sa militance syndicale alors qu’il enseignait dans des établissements publics de Liège. Docteur en sciences politiques, il est le fondateur du CADTM et l’un de ceux qui ont contribué à la fondation d’ATTAC. Son dernier livre, Bancocratie (éditions Icaria) http://cadtm.org/Bancocratie montre la manière dont la dérégulation financière a conduit à l’éclatement de la bulle et comment l’argent public a servi au sauvetage des banques privées, avec la complicité des banques centrales et des gouvernements. Dans la capitale galicienne, le politologue est venu expliquer la différence entre dettepublique légale et légitime.
QUESTION (Begoña P. Ramírez) : En 2007, l’Espagne n’avait pas de problème de dette publique, celle-ci ne représentait que 35,5 % du PIB. Par la suite, elle n’a pas arrêté d’augmenter jusqu’à dépasser 100 % du PIB, son niveau le plus haut depuis 1909. Que s’est-il passé pour atteindre ce record historique et quelles sont les conséquences d’un niveau d’endettement aussi élevé pour l’économie et pour les citoyens ?
RÉPONSE (Eric Toussaint) : L’explosion de la dette est le résultat de la crise hypothécaire et de la manière qui a été choisie pour sortir de la crise avec la socialisation des dettes du secteur privé. Les décisions du gouvernement de Zapatero [du PSOE, parti « socialiste »] puis la politique du PP [parti populaire, droite] ont fait exploser la dette publique. Par ailleurs, les mesures d’austérité tant de Zapatero en 2010 que de Rajoy par la suite [gouvernement du parti populaire, à partir de 2012] ont donné lieu à une très faible croissance économique et ont réduit les recettes budgétaires. Pour équilibrer le budget, il a donc fallu recourir à davantage d’endettement. Finalement, cela résulte des politiques néolibérales mises en place tant par le PSOE que par le PP.
Cela a des conséquences très dommageables pour la population espagnole même si les citoyens ne se rendent pas nécessairement compte que la dégradation de leurs conditions de vie est liée à la gestion de la dette publique. Mais cette relation est claire. L’imposition par Bruxelles de la limitation du déficit budgétaire et d’avoir un excédent primaire amène les gouvernements à adopter des mesures d’austérité, ce qui se traduit par une diminution des investissements publics dans les infrastructures, dans la santé publique, l’éducation, ainsi que par une augmentation des impôts pour ceux d’en bas…
Il s’agit d’une politique qui a, de plus, des aspects contradictoires. Les gouvernements augmentent la dette publique et ensuite disent aux citoyens que son niveau est si élevé qu’ils doivent mettre en place des mesures d’austérité, comme si ce n’était pas les gouvernements eux-mêmes qui étaient responsables de l’augmentation de la dette. Ce ne sont pas les dépenses sociales qui sont le problème, mais bien le service de la dette et le contenu de classe des politiques appliquées.
Q : Que devrait-on faire pour éviter que la dette publique ne continue d’enfler ?
R : Mettre en place une réponse intégrale et cohérente en quatre points.
Premièrement, réaliser un audit de la dette pour en déterminer la partie illégitime et, à partir des résultats de cet audit, prendre des mesures fortes pour faire payer ceux qui ont bénéficié des sauvetages bancaires. Je parle des banques espagnoles et étrangères, qui sont les principaux créanciers de la dette publique et en même temps, les responsables de son augmentation. Ce sont eux qui doivent payer la facture.
Deuxièmement, il faut réorganiser le secteur bancaire. Voici quelques jours, j’ai signé avec des politiques, des économistes et des intellectuels un document en faveur de la socialisation du système financier [Que faire des banques ? Des mesures immédiates pour aller vers la socialisation, http://cadtm.org/Que-faire-des-banques-Version-2-0, voir la version en espagnol qui est légèrement différente :http://cadtm.org/Que-podemos-hacer-con-los-bancos, en compagnie entre autres de Miguel Urban, eurodéputé Podemos et de Michel Husson, la version en espagnole a été notamment signée par Marina Albiol, eurodéputée IU, Izquierda Unida et Lidia Senra, eurodéputée de Galice Alternativa Galega de Esquerda -Alternative galicienne de gauche-. Nous préférons parler de « socialiser » plutôt que de « nationaliser ». En effet, cette transformation doit se faire au service de la société et sous le contrôle organisé des citoyens, et non de l’État, via des mécanismes locaux de transparence obligatoire des entités bancaires.
Troisièmement, une politique fiscale qui fasse payer ceux qui ont bénéficié des cadeaux fiscaux des 15 dernières années et qui ont bénéficié de la crise. Ceux-là doivent payer davantage d’impôts en même temps qu’on réduit les taxes sur la consommation et les impôts liés à l’activité professionnelle de la majorité de la population avec des revenus faibles ou modérés.
Le dernier point doit être une politique de création d’emplois massive accompagnée d’une réduction du temps de travail.
Q : Comment fait-t-on un audit de la dette ? Quel pourcentage de la dette publique espagnole pourrait être illégitime ?
La dette espagnole avant 2006 était très faible et elle atteint maintenant un record historique. Selon moi, la différence entre la dette de 2006 et celle d’aujourd’hui est une dette illégitime car elle a été contractée en faveur d’une minorité privilégiée de banquiers étrangers et espagnols. Une dette illégitime est celle qui est contractée contre l’intérêt général.
Q : Il y a seulement quelques jours, l’économiste australien Bill Mitchell était en Espagne pour présenter son dernier livre portant sur les asymétries de la zone euro dans lequel il défend pour les pays du Sud de l’Europe un retour à leurs anciennes monnaies. Yanis Varoufakis vient également de présenter son dernier livre |1| dans lequel il soutient le contraire : la Grèce comme les autres pays doivent rester dans la zone euro. Quel est votre opinion à ce sujet : rester dans la zone euro ou la quitter ?
L’audit doit analyser la ou les raisons de l’augmentation de la dette et déceler qui a bénéficié de cette augmentation et ensuite tirer des conclusions. L’hypothèse que j’ai formulée doit être vérifiée via un processus d’audit organisé par les citoyens. Et si un gouvernement veut vraiment rompre avec les politiques d’austérité, il devra lancer une commission d’audit avec participation citoyenne comme cela a été le cas en Équateur en 2007. C’est la raison pour laquelle dans la campagne pour les élections du 26 juin 2016 (Nota bene : en Espagne se dérouleront des élections générales le 26 juin afin de mettre ensuite en place un nouveau gouvernement), il serait important que les candidats expliquent à la population qu’est-ce qu’un audit et pourquoi il est fondamental d’en réaliser un.
R : Je pense que des pays comme le Portugal, l’Espagne ou la Grèce devraient quitter la zone euro, pour autant que ce soit une décision approuvée par la majorité de la population de ces pays. A la différence de la France, de l’Allemagne et des pays du Benelux, la zone euro a un impact négatif sur les pays de la périphérie. Au début, les Espagnols, Portugais et Grecs ont cru bénéficier de l’intégration dans la zone euro, mais en réalité les pays qui en bénéficient sont la France, l’Allemagne, le Benelux car ils ont des avantages dans la concurrence sur les marchés des pays du sud de l’Europe tandis que ces derniers ne sont pas en condition de faire de même sur les marchés français, allemand ou du Benelux. Or, en étant membres de la zone euro, il ne leur est pas possible de gagner en compétitivité autrement qu’en baissant les salaires, la logique pour ces pays se réduit à la réduction des salaires, ce qui mène à une grande précarité du travail.
Cependant, sortir de l’euro n’est pas une solution en tant que tel, il faut à côté de cela mettre en place le programme intégral dont j’ai parlé auparavant. En effet, quitter la zone euro n’est pas une solution miracle, ce n’est pas une solution en soi si il n’y a pas en même temps des mesures en rapport avec la dette, les banques et l’investissement pour créer des emplois.
Q : Et le Brexit ?
R : Je ne crois pas que le référendum donnera une majorité en faveur de la sortie de la Grande Bretagne de l’Union européenne.
Q : Vous avez fait l’audit de la dette grecque et vous avez conseillé Syriza. Que pensez-vous du virage de la politique économique d’Alexis Tsipras ?
R : Il est très clair que le gouvernement de Tsipras a capitulé face à l’Union européenne. La stratégie du premier gouvernement de Tsipras avec Yanis Varoufakis comme ministre des finances a mené à la capitulation. Ils ont fait trop de concessions à l’Union européenne et ont continué de payer la dette : 7 milliards d’euros entre février et juillet 2015, sans aucune compensation financière en retour. Ils ont ainsi vidé les caisses publiques pour payer la dette alors qu’il aurait fallu plutôt suspendre le paiement et obliger ainsi les créanciers à entrer dans une véritable négociation.
Cependant, la différence de taille entre Varoufakis et Tsipras a été qu’à un moment donné le premier a refusé la capitulation. Il a démissionné de son poste de ministre des finances le 6 juillet 2015 face à la décision de Tsipras de parvenir à un accord avec l’Union européenne, en dépit d’un rejet à près de 63 % par la population grecque des propositions des créanciers européens lors du référendum du 5 juillet. Il est donc certain qu’il y a une différence puisque Varoufakis a au moins le mérite d’avoir rompu avec une logique désastreuse même si cela n’enlève pas la responsabilité de ce qu’il a fait lorsqu’il était ministre des finances.
Personnellement, je n’appuie pas le manifeste DIEM 25 (Nota bene : DIEM 25 est le mouvement politique européen créé par Y. Varoufakis). J’ai été en contact avec Varoufakis à ce sujet mais j’ai décidé de ne pas signer le manifeste ( https://blogs.mediapart.fr/christian-salmon/blog/060216/nous-les-peuples-europeens-manifeste-pour-democratiser-l-europe ) car le document véhicule délibérément l’illusion qu’il est possible de réformer l’Union européenne. Selon moi, l’expérience grecque a bien montré que cette réforme est impossible. Prétendre le contraire ne peut que créer de faux espoirs. Je suis totalement en faveur d’une intégration européenne mais celle-ci doit être une intégration des peuples qui passe par un véritable processus constituant dans chaque pays pour parvenir à une refondation de l’Union européenne avec de nouveaux traités.
Q : La dette grecque atteint maintenant 180 % du PIB de la Grèce. Cela fait un moment que le FMI dit qu’elle est « insoutenable » et que les objectifs budgétaires exigés d’Athènes sont irréalisables. Néanmoins, il semble que l’UE et l’Allemagne ne veulent pas renoncer à un seul euro. A quoi mène cette politique ? Quel avenir attend la Grèce dans les prochaines années ?
R : Je suis convaincu que la Grèce va demeurer pratiquement un protectorat, une semi-colonie des grandes puissances européennes. Elle a perdu sa souveraineté pour définir sa politique budgétaire. Elle continue de payer la dette et chaque nouvel apport d’argent des créanciers est conditionné à de nouvelles mesures d’austérité. La dernière réforme des retraites a fixé la pension minimale à 384 euros/mois, un montant en deçà du niveau de pauvreté absolue
Q : Vous avez également conseillé le gouvernement vénézuélien lorsque Hugo Chávez était au pouvoir. Les manques auxquels la population vénézuélienne doit faire face sont très alarmants. Que pensez-vous des dernières mesures adoptées par Nicolas Maduro ?
R : Je suis très préoccupé par le Venezuela qui, même s’il s’agit d’abord d’une crise politique, fait également face à une crise de la dette. Bien sûr, les médias déforment complètement la réalité. Ils présentent l’opposant Léopoldo López [coordinateur national du parti politique Voluntad Popular (« volonté populaire »)] comme un chevalier blanc de la défense des libertés démocratiques alors qu’il s’agit d’un personnage sinistre qui soutient des provocations et des mesures contre le mouvement populaire. Je le situe dans le secteur putschiste dur du Venezuela.
En même temps, je suis très critique face à la politique économique du chavisme. Depuis la mort de Hugo Chávez, il y a eu une dérive grave. Sans risque d’erreur, je peux aussi dire que c’est une illusion que de penser que l’opposition majoritaire à l’Assemblée nationale représente une alternative démocratique et favorable à la population. Ce n’est nullement le cas.
Q : Expliquez-moi quelle est la grave dérive que vous critiquez dans le gouvernement de Maduro ?
R : Il y a une énorme fuite de capitaux au Venezuela. La société vénézuélienne continue d’être une société capitaliste, ce n’est pas un pays où le secteur public est hégémonique. Les grandes entreprises capitalistes tant dans l’agroalimentaire que dans les secteurs industriel et financier organisent une fuite massive de capitaux. Bien sûr, c’était aussi le cas avant le décès de Chavez mais il aurait fallu mettre en place des solutions radicales avec le soutien de la population. La situation économique très préoccupante, aggravée par un baril de pétrole tombé en dessous de 50 dollars, donne lieu à d’énormes difficultés de financement couplées à des problèmes d’approvisionnement dans les supermarchés et les pharmacies qui affectent le niveau de vie de la population. Je pense que le gouvernement aurait dû prendre des mesures radicales pour combattre la fuite de capitaux et pour que la richesse produite au Venezuela serve aux Vénézuéliens. Il aurait également dû diversifier l’économie pour réduire la dépendance par rapport au pétrole. Il faut également garantir la transparence sur les comptes du pays, ce qui voudrait dire auditer la dette publique vénézuélienne en rapport avec ce scandale de la fuite de capitaux.
Traduction depuis l’espagnol : Virginie de Romanet
Notes
|1| Et les faibles subissent ce qu’ils doivent ? Comment l’Europe de l’austérité menace la stabilité du monde. Les liens qui libèrent.2016.
Eric Toussaint est maître de conférence à l’université de Liège, est le porte-parole du CADTM International et est membre du Conseil scientifique d’ATTAC France. Il est auteur des livres Procès d’un homme exemplaire, Editions Al Dante, Marseille, 2013 ; Un coup d’œil dans le rétroviseur. L’idéologie néolibérale des origines jusqu’à aujourd’hui, Le Cerisier, Mons, 2010. Il est coauteur avec Damien Millet du livre AAA, Audit, Annulation, Autre politique, Le Seuil, Paris, 2012 ; La dette ou la vie, Aden/CADTM, Bruxelles, 2011. Ce dernier livre a reçu le Prix du livre politique octroyé par la Foire du livre politique de Liège Dernier livre : Bancocratie ADEN, Brussels, 2014. Il est coordonnateur de la Commission pour la Vérité sur la dette publique de la Grèce créée le 4 avril 2015.
La source originale de cet article est Info Libre
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