La vérité sur une manif domestiquée, une manif sauvage et l'image salie de la CFDT
1. Ceci n'est PAS une manifestation :
Une manifestation n'est pas un dîner de gala.
Une manifestation n'est pas une première communion.
Une manifestation n'est pas une protestation qui s'excuse d'exister.
Une manifestation est une démonstration (en français et en anglais) de la force des gens qui jettent le poids de leur présence humaine dans la balance en faveur ou contre ce qui est présenté a priori comme la loi et l'ordre, donc intangible. Cela est vrai pour toutes les manifestations dans le monde depuis toujours. Manifester, c'est toujours SE manifester, personnellement et avec d'autres. Et mettre en scène quelque chose d'un affrontement. Qu'il prenne selon les circonstances une forme violente ou symbolique.
La "manifestation" d'hier de Bastille à Bastille (comme on dirait d'une Bastille l'autre) n'en fut donc une que pour la forme, puisqu'elle ne ne fut qu'une procession d'âmes en peine et au regret (souvent gardé dans le plus profond de leur coeur, faire d'avoir le droit dans leur monde de l'exprimer) d'avoir dû accepter toutes les contraintes imposées sur elles, au lieu de participer fièrement, comme elles en avaient caressé une journée la possibilité, à une manifestation interdite par un pouvoir aux abois.
En suintaient donc l'ennui, le repli sur soi et l'absence de conviction devant son rôle ("Dis Papa, pourquoi il fait rien, le lion ?") de l'animal enfermé dans un zoo, métaphore de leur situation la plus généralement employée par les "manifestants" exhibés devant les média et "les Français rassurés" dans une condition de soumis, et aux mouvements limités par la nasse dans laquelle ils étaient allés se mettre. Ce qui aurait dû logiquement être une manifestation de jubilation devant le recul du gouvernement s'est transformé, par la présence de l'aiguillon de deux mille cornacs, et l'habileté à se retourner pour laquelle sont fameux les socialistes, à une procession morne d'éléphants syndicaux derrière des ballons rouges. Triste, démobilisateur, rideau. Hier, à 16 heures déjà, le gouvernement Hollande/Valls, si mal en point la veille, pouvait déjà crier victoire. Pour la première fois depuis le début du mouvement contre la loi "Travaille et tais-toi", il avait eu la situation en main.
2. Le futur probable des manifestations :
Le succès de cette non-manifestation d'hier du point de vue du pouvoir en place (il importe peu, nous le savons tous désormais, qu'il soit de droite ou de "gauche", il suffit qu'il gouverne pour être LE POUVOIR, aux soi-disant responsabilités dont ) va bien sûr inspirer tous ceux qui lui succéderont. Puisqu'il est si simple de transformer une ville en cage, privant d'avance les animaux enfermés de toute possibilité d'opposer une résistance au rôle de figurants du film qu'on veut leur faire jouer (hier, c'était un film, bien sûr, comme le fut aussi la manifestation du 14 juin, comme le sont toutes les manifestations, mais un film extrêmement mauvais, car fatalement assez ennuyeux et empoté, dont le thème serait l'impuissance devant une force supérieure. Un anti-Spartacus, qui n'était déjà pas un très bon film de Kubrick. Encore un ou deux attentats des fanatiques abrutis de Daesh, et tout le monde applaudira l'idée d'obliger les manifestants à déposer une demande d'autorisation de manifester au commissariat de son quartier (stipulant sa responsabilité pénale et financière etc) avant de pouvoir se présenter à l'heure dite au guichet de contrôle où il sera fouillé. Modèle stade et fan zone. Sécurité renforcée. Soupirs de soulagement.
3. Qui sont les plus sauvages dans une manif sauvage ?
Ont finalement sauvé la morose journée et retourné la situation quelques centaines de gens qui ont eu simplement l'audace et le courage de dire qu'ils n'étaient pas d'accord avec cette mise en scène de l'impuissance en se manifestant sans rien demander à personne autour de Belleville. C'est en quoi seulement leur manifestation peut être dite "sauvage". Parce qu'elle n'est ni domestiquée ni apprivoisée (pour reprendre le lapsus de Manuel Valls sur la possibilité "d'apprivoiser les Français"), mais naturelle, spontanée et joyeuse. Inutile de décrire trop ce que vous allez voir vous-mêmes dans cette vidéo, de très bonne qualité à tous les points de vue. Juste quelques remarques que nous nous sommes faites :
1. Stupéfiant ! C'est l'été, Paris le soir, tout le monde est en tee-shirt, bermuda, robe légère, sandales. Rien à voir avec les images des manifestations où l'expérience apprend dite qu'il faut venir équipé pour un affrontement qui ne manquera pas de venir. Voici pour la première fois - pour ceux que cela intéresse de voir la vérité sous le cliché - ceux qu'on appelle les "casseurs" et "casseuses" (beaucoup beaucoup de femmes, comme nous ne cessons de le répéter) sans le déguisement uniforme qu'impose le contexte des manifestations habituelles, tels qu'en eux-mêmes dans la vie. Une foule en vérité de gens plutôt adorables dont vous n'auriez aucune raison d'avoir peur nulle part dans la vie ordinaire. Et même plutôt le contraire.
2. Vous pouvez noter que lâchés dans la rue, ceux qu'on ne cesse de décrire comme des fauves désaxés ne s'en prennent à aucun passant, aucun café, aucune petite boutique, aucun automobiliste sur leur chemin. Bien au contraire, ils leur parlent et s'adressent à eux, en les invitant à les rejoindre. Des gens aux fenêtres, des passants applaudissent. L'ambiance est somme toute plutôt cool.
3. Les seuls comportements de sauvages qu'on voit dans cette vidéo, violents parfois jusqu'à l'extrême (pas tous, il y a un flic gentil qui se retient clairement de balancer un coup de matraque à une fille minuscule, tandis que son collègue à droite, lui - oui, c'est toujours l'humain d'abord, dans tous les sens du terme, et les policiers sont des êtres humains -, donne deux violents coups de matraque dans la tempe d'un manifestant qui finira à l'hôpital, après avoir reçu en prime un violent coup de pied dans les côtes. Ce qu'il a fait de mal, à part manifester, on ne voit vraiment pas. Même remarque d'ailleurs pour tous les gens qu'on voit interpellés très brutalement par la police dans cette vidéo.
4. La loi Laurent Berger ?
Alors bien sûr, se trouvait sur le chemin de la manifestation le local de la CFDT (comme l'hôpital Necker, hyperboliquement et unanimement décrit par les ministres et les journalistes comme "dévasté", alors que personne ne semble y avoir pénétré, et que seules quelques vitres sont à changer). Le matin même, Laurent Berger, le secrétaire de la CFDT, suppliait Manuel Valls de "ne pas reculer sur le retrait de la loi El Khomry", en allant jusqu'à le menacer de "trouver la CFDT en face de lui" s'il le faisait.
Langage en tout point stupéfiant de la part d'un syndicaliste, qui se cache derrière un gouvernement pour imposer sa volonté, et rédiger lui-même les lois qui lui conviennent, dans et le dos des autres syndicats. Ce matin sur BFM, il déplorait plus que les vitres le fait qu'on ait écrit "Fini de trahir"' sur les vitres de son local, et blâmait un syndicaliste CGT, qui n'était sans doute pas à Paris hier, de l'avoir traité de jaune dans un interview à la radio, attirant sur lui les foudres de "l'extrême-gauche", comme il dit, et sortit même du placard à naphtaline l'antique truc de langage de Valéry Giscard d'Estaing ("Vous n'avez pas le monopole du coeur") avant d'essayer de faire pleurer sur la "menace à la démocratie" que représenterait le fait de dire clairement à la radio aux gens ce qu'on leur reproche. Eh bien, c'est vieux comme la littérature française : Ganelon était un félon, qui trahit Roland, et tous ceux qui ont lu "La Chanson de Roland" le savent encore des siècles après. Cela s'apprend à l'école. On comprend que cela soit ennuyeux d'avoir écrit ça sur son front, ou sur les vitres de son local, mais c'est ainsi : traître est qui trahit les gens qu'il prétend défendre, il faut assumer. Après, Ganelon dit qu'il avait des raisons. Tout le monde en a. Il est facile de noyer le poisson. Mais la trahison demeure.
L'hypocrisie exquise que commande la politesse n'est de la démocratie que son simulacre. Que Laurent Berger se console : il peut se féliciter tous les jours que les manifestants contre la loi dite El Khomry (qui n'était qu'une comparse de la dernière heure) n'aient pas décidé de l'appeler aussi bien la loi Laurent Berger, ce qui aurait été mérité, comme il a jugé bon de nous le rappeler hier (Les propos exacts sont :"Si le gouvernement revenait sur l'accord d'entreprise, il ferait une profonde erreur et la CFDT serait en face", sur LCI), et puisqu'il avait trouvé un moment malin de s'en attribuer devant les média la quasi-paternité, avant de voir qu'elle ne plaisait quand même pas trop.
Fini de trahir ? Oui, ce serait bien. Il y a d'ailleurs des gens de la CFDT qui le pensent. Et disent que Laurent Berger gouverne leur syndicat comme Manuel Valls. Mais ils risquent bien sûr l'exclusion. Nous ne pleurerons pas beaucoup, qu'on nous pardonne, sur les trois vitres et demi du local de la CFDT qui seront remplacées dans la journée. Nous lamentons plutôt ce qu'est devenu la CFDT, qui fut un syndicat aussi digne (et parfois plus digne, et l'est encore par endroits) qu'un autre dans les années 70, avant de s'abandonner dans les bras des gouvernants quels qu'ils soient. On ne peut même plus la dire socialiste. Elle est du côté du manche. Demain avec la droite.
Pas très beau, tout ça.