L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

Hand in Hand : les rêves d’éducation bilingue en Israël s’évaporent

JAFFA, Israël – La scène est rare : dans une salle de classe de la périphérie sud de Tel Aviv, de jeunes enfants israéliens – juifs et palestiniens – jouent et étudient ensemble, discutant et plaisantant avec désinvolture dans un mélange d’hébreu et d’arabe.

L’ouverture des premières classes bilingues de la plus grande ville d’Israël en septembre dernier a été accueillie par les parents et les enseignants avec une grande excitation. Cela rompait avec un modèle vieux de plusieurs décennies de stricte ségrégation entre les élèves juifs et palestiniens du pays.  

Israël comprend une vaste et souvent négligée minorité d’1,7 million de citoyens palestiniens, qui comptent pour un cinquième de la population du pays.

Cependant, à quelques mois seulement du lancement de cette expérimentation éducative, la bonne humeur s’est évaporée. Des centaines de parents ont organisé une manifestation au centre de Tel Aviv le mois dernier, scandant des slogans tels que « Tous les enfants sont égaux » ou encore « Nous exigeons une éducation bilingue ». Étaient présents tant des juifs israéliens que des citoyens palestiniens d’Israël qui y avaient inscrit leurs enfants.

Ils accusent la municipalité et le ministère de l’Éducation – qui soutiennent tous deux le projet officiellement – de trahir les idéaux du bilinguisme, et menacent de retirer leurs enfants de l’école.

« Nous avons organisé un vote et 80 % des parents ont dit qu’ils ne laisseraient pas leurs enfants poursuivre leurs études dans l’école si les choses demeurent en l’état », a déclaré à Middle East Eye Assaf Ronel, porte-parole des parents.

« Nous avons demandé à la municipalité de s’engager en faveur de notre vision par écrit, et de fournir un espace adéquat dans l’école à une identité palestinienne. »

Réactions féroces

Shuli Dichter, directeur de Hand in Hand, une organisation qui promeut l’éducation bilingue en Israël, décrit les 170 familles prenant part au projet de Jaffa comme des « pionniers ».

Hand in Hand gère quatre écoles bilingues à travers Israël et deux haltes-garderies. Les classes d’école primaire de Jaffa sont l’ajout le plus récent.

L’idée que des enfants d’origines culturelles différentes étudient ensemble et parlent la langue de l’autre ne devrait pas prêter à controverse. Pourtant, en Israël, elle a suscité de féroces réactions de la part de groupes juifs de droite.

Fin 2014, l’école phare de Hand in Hand à Jérusalem a été mise à feu par des activistes de Lehava, une organisation qui s’oppose à l’intégration entre citoyens juifs et palestiniens. Des graffitis sur les murs indiquaient « Mort aux Arabes » et « On ne peut coexister avec le cancer ».

Trois des membres du groupe ont été emprisonnés l’année dernière. En janvier, la Cour suprême d’Israël a rallongé les peines de prison de deux frères impliqués dans l’incendie.

Bien que le groupe Lehava soit à la marge, il puise dans des idées qui ont les faveurs d’un bien plus grand nombre de juifs israéliens, surtout depuis les quinze dernières années, qui ont vu le pays virer inexorablement à droite.

Une enquête de l’organisme de sondage Pew datant de mars dernier indique que la moitié des juifs israéliens souhaiterait voir les Arabes expulsés du pays, et que 79 % d’entre eux pensent que les juifs devraient avoir plus de droits que leurs compatriotes palestiniens.

Dans le climat actuel, a déclaré Dichter à MEE, les parents juifs et palestiniens de Jaffa sont un « groupe révolutionnaire, déterminé à briser les murs entre eux ».

« Les familles veulent construire une communauté partagée autour de ces écoles, basée sur le principe d’égalité », a-t-il affirmé. « Ceci va à l’encontre de la politique officielle. Et peut être vu comme profondément subversif. »

Une goutte dans l’océan

Selon Hand in Hand, l’intérêt des parents a grimpé en flèche suite à l’attaque incendiaire de Jérusalem, la médiatisation de l’affaire informant de nombreux parents de l’existence de l’éducation bilingue.

« Dans de nombreuses zones, nous avons vingt enfants pour chaque place disponible, et la demande est en train de croître, surtout chez les parents juifs », a indiqué Dichter. « C’est seulement un manque de ressources financières qui nous empêche d’ouvrir davantage d’écoles. »

Cependant, ces chiffres ne représentent pour l’instant qu’une goutte dans l’océan : 1 350 enfants sont actuellement inscrits dans un établissement bilingue, sur un total d’1,5 million d’enfants scolarisés en Israël.

Les parents de Jaffa font remarquer que leur ville côtière de 50 000 habitants, qui est incorporée à la municipalité de Tel Aviv, représente l’emplacement naturel d’une école bilingue.

Un tiers des habitants de Jaffa sont palestiniens, reflétant le fait que, avant la création d’Israël en 1948, il s’agissait du centre commercial de la Palestine.

Bien que les Israéliens vivent majoritairement dans des communautés séparées, en fonction de leur ethnicité, Jaffa est l’une des six zones urbaines où des citoyens juifs et palestiniens vivent proches les uns des autres.

Pression pour le changement

L’histoire de l’éducation bilingue a commencé à Jaffa il y a trois ans, lorsque la municipalité a accepté, face à la pression grandissante exercée par des dizaines de parents, d’autoriser Hand in Hand à reprendre une crèche abandonnée.

Le succès était tel que les parents ont demandé à ce que la ville autorise leurs enfants à continuer leur parcours bilingue à l’école primaire, a expliqué Mohammed Marzouk, qui sert d’intermédiaire entre les parents et la municipalité pour le compte de Hand in Hand.

Or, plutôt que de leur fournir une nouvelle école, les autorités de Tel Aviv ont seulement accepté d’incorporer les enfants dans une école juive qui devait fermer en raison de taux d’inscriptions en chute.

De jeunes écolières juives et palestiniennes jouent et apprennent ensemble dans les écoles de Hand in Hand (Hand in Hand/Debbie Hill)

La situation était loin d’être idéale, a déclaré Marzouk à MEE, mais les parents étaient persuadés que l’école deviendrait bilingue à mesure que les enfants du projet progresseraient dans les classes supérieures.

« Les écoles bilingues ont un ADN différent », a affirmé Marzouk. « Et c’est très difficile de parvenir à ce genre de chose quand la culture existante est entièrement juive. »

Il est vital, a-t-il dit, que les livres soient à la fois en hébreu et en arabe, que les panneaux autour de l’école soient écrits dans les deux langues et que les vacances des trois religions représentées en classe – juive, musulmane et chrétienne – soient respectées et célébrées par tous les enfants.

Évoquant la position de la mairie, Ronel a affirmé : « Nous avons reçu de nombreuses promesses, mais dans la pratique, la plupart n’ont pas été tenues. »

Disputes au sujet des vacances

Peu de jours après la rentrée des classes bilingues de CP l’année dernière, les parents ont fait face à une première crise quand les administrateurs de l’école ont refusé de laisser les enfants fêter chez eux la fête musulmane de l’Aïd al-Adha.

Quand les parents se sont rebellés et n’ont pas envoyé leurs enfants à l’école, le management a « pété les plombs », a raconté Ronel. « Maintenant, la confiance a disparu et nous exigeons qu’ils s’engagent par écrit à faire en sorte que les choses changent. »

Pour Marzouk, le grand défi auquel ils doivent faire face pour fonder des écoles bilingues est de « briser la résistance des officiels. Sans la pression des parents, cela ne peut arriver ».

Une porte-parole de la municipalité de Tel Aviv a répondu que c’était la première année que les deux classes bilingues opéraient, et que les représentants municipaux et du ministère de l’Éducation seraient disponibles pour aider et résoudre les problèmes qui pourraient surgir au cours de l’année ».

Solution au conflit

Les partisans de l’éducation bilingue avancent que celle-ci est essentielle pour inverser la polarisation sociale croissante en Israël et finalement résoudre le conflit apparemment irrésoluble entre Israéliens et Palestiniens.

Le mois dernier, à quelques mètres de l’école bilingue de Jaffa, un Palestinien de Cisjordanie a tué un touriste américain et blessé près d’une dizaine d’Israéliens.

Ronel, lui-même journaliste juif israélien, s’est dit depuis longtemps pessimiste quant à l’avenir de la région et a confié avoir songé à quitter Israël avec sa famille, profitant du passeport allemand de sa femme. Mais cela a changé lorsque sa fille, Ruth, a commencé à aller à la garderie bilingue.

« Je suis devenu fan », s’est-il exclamé. « Je vois comment sa connaissance de l’identité palestinienne et de la langue arabe a considérablement renforcé sa propre identité. »

Selon lui, connaître l’autre côté est essentiel pour accroître le sentiment de sécurité des Israéliens et diminuer leurs peurs. « Ceci est aussi un modèle pour le conflit israélo-palestinien. Je suis certain que c’est ce à quoi ressemblera une solution. »

Marzouk partage cet avis. « Comme le conflit n’est pas résolu au niveau macro, les gens commencent à chercher des solutions au niveau micro. »

D’après Dichter, les écoles bilingues sont devenues particulièrement populaires dans les villes mixtes d’Israël. L’année prochaine, Hand in Hand ouvrira la première école primaire bilingue d’Haïfa, la troisième plus grande ville d’Israël, suite au succès d’une crèche bilingue locale.

Une nouvelle génération de parents ayant vécu à l’étranger exige un modèle éducatif basé sur une égale citoyenneté, a-t-il expliqué. « Ils ont fait l’expérience de la diversité sociale hors d’Israël, ils ont vu des sociétés colorées, inclusives, et ils veulent vivre la même chose ici. »

Une ségrégation plus profonde

Cependant, le mouvement pour le changement ne va pas entièrement dans cette direction, même à Jaffa.

Des groupes religieux juifs d’extrême droite, proches idéologiquement des colons, ont établi des écoles privées et des zones d’habitation exclusives à Jaffa et dans d’autres villes mixtes. « Ils vont dans le sens opposé : ils veulent même une ségrégation plus profonde », a déclaré Dichter.

Hassan Agbaria, principal de la seule école bilingue d’une communauté palestinienne en Israël, située dans la ville septentrionale de Kafr Karia, a affirmé qu’il y avait aussi des problèmes dans des zones plus rurales. 

Le mois dernier, la résidence sécurisée juive de Katzir, proche de son école, a refusé d’autoriser Hand in Hand à organiser une réunion d’inscriptions pour les parents, accusant l’ONG d’« activité politique ».

« C’est un grand obstacle psychologique pour certains d’entre eux », a-t-il dit à MEE. « Certains pensent qu’il faut être fou pour envoyer tous les jours ses jeunes enfants dans une communauté arabe. »

Une autre école rurale de Hand in Hand – située dans la résidence juive sécurisée d’Ashbal, en Galilée – a vu une forte chute du nombre d’inscriptions ces dernières années.

« Le défi est d’attirer ces familles hors de leurs grilles, et cela peut uniquement être fait en leur offrant un excellent programme éducatif », a admis Dichter.

Marzouk a ajouté que poursuivre le modèle bilingue au-delà du primaire s’était révélé difficile. Jusqu’à présent, seule l’école de Jérusalem, fondée en 1998, offre une éducation secondaire bilingue.

De nombreux parents juifs, a-t-il observé, s’inquiètent de la façon dont leurs enfants, dans le contexte de l’éducation bilingue, feraient face à la préparation au service militaire obligatoire à la fin du lycée.

Et compte tenu de l’opinion dominante tant dans la société juive que palestinienne, on ne peut ignorer l’opposition des parents aux fréquentations entre adolescents de milieux ethniques différents.

« Ces obstacles ne sont pas insurmontables mais ils constituent des défis majeurs », affirme Marzouk. « Avec l’expérience, nous trouvons de meilleures façons de faire face à ces complexités.

 Jonathan Cook

La version originale de l'article, parue dans Middle East Eye


Jonathan Cook est un journaliste anglais basé à Nazareth depuis 2001. Il a écrit trois livres sur le conflit Israélo-Palestinien. Il a remporté le Martha Gellhorn Special Prize for Journalism. www.jonathan-cook.net