L'AUTRE QUOTIDIEN

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Que pouvons-nous apprendre des difficultés de la gauche en Amérique latine ?

L’Amérique latine est-elle toujours un laboratoire ? Si oui, de quoi ?

On a présenté l’Amérique latine comme un laboratoire au début des années 2000, notamment en Europe, pour une raison assez simple : à cette époque-là la gauche européenne rencontrait des difficultés. La première étant que bien qu’au pouvoir dans la plupart des pays européens, la gauche nous expliquait que l’État ne peut pas tout. Le gouvernement de Lionel Jospin en France a privatisé davantage que tout autre gouvernement dans l’histoire de France et donc à ce moment-là où on nous expliquait du côté européen qu’il n’y avait pas d’autre politique possible, des gouvernements latino-américains cherchaient à sortir de l’ornière néolibérale. Donc évidemment, pour la gauche européenne, l’Amérique latine a constitué un laboratoire.

Depuis quelques années, je dirais depuis 2012 environ, les choses vont beaucoup plus mal pour l’Amérique latine mais elle demeure un laboratoire. C’est-à-dire que pour la gauche européenne qui s’intéresse au processus de transformation sociale, regarder l’Amérique latine a tout un sens lorsque la région enregistre des résultats, sur le plan social, sur le plan économique, sur le plan stratégique… Mais s’intéresser à l’Amérique latine lorsqu’elle rencontre des difficultés demeure une source d’inspiration, de réflexion cruciale. Donc je pense que l’Amérique latine actuellement en peine, confrontée à une crise économique et à des crises politiques, doit encore susciter et motiver notre intérêt.

Quelles sont les raisons des difficultés de la gauche dans la région ?

Les difficultés que rencontre l’Amérique latine peuvent être à mon avis divisées en deux catégories.

La première catégorie concerne le mécanisme de la démocratie. On peine parfois à s’en souvenir mais il est assez récent pour la gauche latino-américaine de se dire que la transformation sociale peut passer par les urnes. La plupart des dirigeants au pouvoir à l’heure actuelle, que l’on songe à Dilma Rousseff (présidente du Brésil), à Álvaro García Linera (vice-président de la Bolivie), à « Pepe » Mujica (ancien président de l’Uruguay) et tout un tas d’autres… Tous ces gens ont à un moment donné milité dans des guérillas, œuvré à une stratégie de prise du pouvoir en prenant les armes. Aujourd’hui ils font un pari différent, en grande partie parce qu’ils se sont rendu compte que la première stratégie ne fonctionnait pas. Ils se disent que la voie démocratique offre davantage de chances, non seulement peut-être d’arriver à la révolution, au socialisme ; mais surtout de rester en vie au moment où les choses se mettent en mouvement. Ils choisissent donc la voix des urnes.

Mais cette voie est jonchée d’obstacles et ceux que rencontre la gauche latino-américaine sont des obstacles que la gauche connaît depuis très longtemps. Quels sont-ils ? Tout d’abord, dès lors que la population n’est pas totalement révolutionnaire et ne souhaite pas du jour au lendemain œuvrer à la transformation radicale de la société, il faut pour parvenir au pouvoir mettre en place des coalitions de personnes qui sont plus ou moins mobilisées, plus ou moins radicales.

Le deuxième obstacle c’est lorsque vous êtes à la tête d’un parti politique ou d’un mouvement social et que vous êtes élu. Vous parvenez au pouvoir et il faut alors peupler les ministères et les administrations. Or vos forces sont en général assez faibles et donc vous avez une déperdition de forces d’organisation au profit des structures administratives, qui induit que le parti qui vous a porté au pouvoir est la principale victime de votre accession.

Troisième problème, la démocratie a tout un tas de vertus mais elle a aussi un gros défaut : elle impose de remettre son mandat en cause de temps en temps. Or le rythme démocratique, la succession des scrutins n’est pas du tout le rythme de la mise en œuvre des réformes. Il arrive qu’on soit contraint de mener une campagne avant d’avoir pu faire la démonstration du bien-fondé de la stratégie qu’on souhaitait mettre en œuvre. Et l’on pourrait continuer ainsi sur les difficultés que présente ce choix, vertueux je le précise, de la voie démocratique.

Mais j’en viens maintenant à la deuxième grande catégorie de difficultés que rencontre la gauche latino-américaine, et qui à mon sens met en lumière toutes les autres. Ce sont des difficultés d’ordre économique. Qu’observe-t-on à l’heure actuelle ? Les économies latino-américaines connaissent une stagnation pour les plus vaillantes d’entre elles, et une récession pour d’autres comme le Brésil ou bien le Venezuela où l’on s’attend à connaître une récession d’environ 8 %, avec un taux d’inflation qui dépasserait 200 % pour l’année en cours et pourrait bientôt s’élever jusqu’à 700 %.

Alors évidemment la question immédiate est : d’où vient cette difficulté économique ? Principalement du ralentissement chinois, donc du ralentissement d’une demande en matières premières qui avait porté l’activité dans cette région. Ce qui conduit à l’observation d’un paradoxe : il faudrait qu’un pays à l’autre bout de la planète (la Chine) connaisse une croissance forte, pour que des pays latino-américains puissent mettre en œuvre des programmes sociaux et leurs ambitions de transformation de la société.

On a donc là un phénomène de grande dépendance de la région latino-américaine à des moteurs de croissance qui se trouvent ailleurs. Ce phénomène est aussi vieux que l’insertion de l’Amérique latine dans le système de l’économie-monde puisqu’au moment de la colonisation, l’Amérique latine a été reléguée au rôle de producteur de matières premières. On lui a interdit, parfois à la force des baïonnettes, de produire elle-même les biens transformés et de développer un secteur industriel. Elle se trouve donc dans une situation de dépendance économique.

Les dirigeants latino-américains connaissaient la situation avant d’arriver au pouvoir, ils ont donc essayé de développer l’industrie, de développer ces secteurs qui produisent de l’emploi et qui permettent de se prémunir contre les chocs économiques qui bousculent d’autres régions du monde. Mais ils ont eu beaucoup de mal à le faire, et ce pour deux raisons.

Premièrement, leur stratégie de réindustrialisation des économies reposait sur l’idée que l’on pouvait diviser le patronat en deux grands groupes. Le patronat industriel d’un côté, producteur d’emploi, parfois nationaliste, avec une conception d’un projet national propre, qu’il fallait aider à se développer. Et puis de l’autre côté un patronat financier ouvert à l’étranger. Or depuis la mondialisation et la financiarisation des économies, la frontière entre patronat industriel et patronat financier a largement disparu. Pour le patronat à vocation industrielle au Venezuela, il est plus intéressant d’investir sur des produits financiers et de spéculer sur la valeur de la monnaie que d’investir dans des machines-outils et l’appareil de production. Au Brésil il en va exactement de la même façon : les industriels sont beaucoup plus intéressés par le rendement que leur offrent des produits financiers que par celui, beaucoup plus faible, des investissements productifs. C’est la première difficulté.

La seconde, qui semble une évidence mais dont il faut mesurer la portée, est tout simplement que le patronat ne fait jamais preuve d’une grande bienveillance à l’égard de la gauche. Et donc lorsque la gauche l’invite à faire un effort, à essayer de développer l’appareil productif, de participer à ce projet national… rien ne contraint le patronat à jouer le jeu. En général il ne le joue pas, et là on se retrouve face à une interrogation difficile. Pour une force démocratique ayant accédé au pouvoir par les urnes, quels sont les leviers disponibles pour inciter, parfois un peu fortement, des acteurs économiques à bien vouloir jouer le jeu auquel ils sont invités ? C’est une partie difficile et qui me semble avoir été perdue dans les deux pays précités, le Brésil et le Venezuela.

Comment dépasser ces difficultés ?

De manière générale, le pari de la gauche latino-américaine a été de dire qu’il était possible d’œuvrer à une transformation progressive de la société qui bénéficie à tout le monde. Ce pari avait tout un tas de vertus, notamment dans sa capacité à agglomérer des forces qui permettaient de consolider une base électorale importante.

Il a été rendu possible par un contexte géopolitique particulier, voyant des richesses importantes se déverser sur la région, notamment à travers la consommation chinoise en matières premières. Ce contexte a permis à la fois d’augmenter les revenus des oligarques agricoles (puisque leur production trouvait des débouchés), d’augmenter la production des industriels locaux (puisque le marché interne était développé), d’augmenter les bénéfices du secteur financier (puisque l’économie tournait à plein) et évidemment d’améliorer les conditions de vie de la population.

Dans un contexte comme celui que nous connaissons à l’heure actuelle, où la demande chinoise est beaucoup moins importante, où l’activité économique est moins importante, pour continuer à œuvrer en faveur des conditions de vie de la population il faut trouver de nouvelles sources de richesses. Elles ne viennent plus de l’étranger, de la consommation chinoise, elles doivent donc venir d’autres lieux dans l’économie.

Ces lieux sont fort bien connus : le principal est la fiscalité, l’impôt demandé aux entreprises ou bien aux grandes fortunes. Or, pour obtenir des grandes fortunes brésiliennes, vénézuéliennes, ou latino-américaines en général, qu’elles concèdent de verser des impôts conséquents (ce qui n’est pas du tout le cas actuellement), il faut pouvoir engager un bras de fer important, violent sur le plan social. La difficulté pour la gauche latino-américaine à l’heure actuelle est qu’elle s’est elle-même affaiblie par sa stratégie antérieure de conflit minimum et a perdu une grande partie de ses bases sociales. Ces mêmes bases qu’il aurait fallu pouvoir mobiliser pour engager un bras de fer visant à transformer de façon structurelle les économies et produire les richesses nécessaires pour poursuivre le travail de transformation sociale.

Entretien avec Renaud Lambert, rédacteur en chef adjoint au Monde diplomatique.