L'AUTRE QUOTIDIEN

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Comprendre vraiment la loi El Khomri

On dit beaucoup de choses sur la loi El Khomri et notamment qu’elle organise une précarité généralisée. C’est vrai. Mais au-delà des mesures ponctuelles qui sont dénoncées - baisses de salaire, allongement du temps de travail, moindre rémunération des heures supplémentaires, facilitation des licenciements-, c’est un détricotage en règle du droit du travail qu’on nous impose et un renversement radical de sa philosophie. Explications.

 

Le droit du travail, jusqu’ici, reposait sur un principe : l’existence d’une asymétrie fondamentale entre l’employeur et le salarié. Le salarié est défini par la jurisprudence concernant le contrat de travail comme un travailleur placé dans une situation de subordination avec un employeur, qui dispose du pouvoir de donner des ordres et des directives. D’où la philosophie de notre droit du travail : réguler ces relations entre employeur et salarié en protégeant ce dernier et faire profiter le salarié des normes les plus favorables. Or, c’est précisément ce principe que la loi El Khomri met à mal. Comme le clame Gérard Filoche, ex-inspecteur du travail passé au PS, cette loi est une véritable contre-révolution.

 

En finir avec un code du travail protecteur des salariés

 

Petit rappel : aujourd’hui, la protection du salarié est organisée par la loi, à savoir le code du travail. Ce code constitue une base minimale en-dessous de laquelle il ne saurait être question de déroger. Il est possible pour les partenaires sociaux (syndicats de salariés et syndicats patronaux) de conclure des accords de branche, au niveau national. Mais à condition que ces accords améliorent les dispositions du Code du travail. Et il en va de même pour les accords d’entreprise : ils doivent améliorer les accords de branche. Ce « principe de faveur », clé de voûte de notre droit social, est consacré par l'article L. 132-4 du Code du travail : "la convention et l'accord collectif de travail peuvent comporter des dispositions plus favorables aux salariés que celles des lois et règlements en vigueur. Ils ne peuvent déroger aux dispositions d'ordre public de ces lois et règlements". Un principe sanctuarisé par le Conseil d’Etat, dans un avis du 22 mars 1973 :  "les dispositions législatives ou réglementaires prises dans le domaine du droit du travail présentent un caractère d'ordre public en tant qu'elles garantissent aux travailleurs des avantages minimaux". Ce principe de faveur n’a cependant pas valeur constitutionnelle. Et c’est ce qui rend possible la loi El Khomri.

 

L’inversion des normes au bénéfice des entreprises

 

Ce que propose la loi El Khomri, c’est d’inverser la hiérarchie des normes entre Code du travail et accords collectifs. C’est pourquoi elle ne peut être que refusée en bloc, n’en déplaise aux syndicats « réformistes ». Dorénavant, c’est l’accord d’entreprise qui primera. Celui-ci aura la possibilité d’imposer des règles inférieures à celles qui sont prévues par le Code du travail, en matière de conditions de travail, temps de travail, conditions d’emploi et salaires. Bref, sur tout ce qui constitue le rapport du salarié à son entreprise. C’est l’idée centrale du rapport Combrexelle remis à Manuel Valls dès le 9 septembre 2015. Objet du rapport : « faire une plus grande place à la négociation collective et en particulier à la négociation d’entreprise, pour une meilleure adaptabilité des normes aux besoins des entreprises ainsi qu’aux aspirations des salariés ». Traduction, donner la primauté aux accords d’entreprise, par rapport au code du travail. Le droit du travail n’a plus vocation à protéger un salarié assujetti à son employeur. Il doit « libérer le travail » et assouplir des règles jugées trop contraignantes pour les entreprises, afin que celles-ci puissent embaucher aux conditions qui leur conviennent.

 

Un long travail de sape

 

Certes, la hiérarchie des normes avait déjà été ébréchée. Et cela dès 1982 et les lois Auroux. Elle avait en effet permis aux partenaires sociaux de négocier un contingent d’heures de travail annuel supérieur à celui imposé par la loi. Plus encore avec la loi Aubry II sur les 35 heures, en 2000, qui, dans un contexte où les syndicats patronaux et la droite poussaient des cris d’orfraie contre la réduction du temps de travail, a autorisé les partenaires sociaux à aménager la durée et l’organisation du temps de travail au niveau de l’entreprise. Si la durée légale restait fixée à 35 heures pour tous, il était désormais possible de négocier en l’annualisant ou en définissant un forfait jours, par exemple. La Loi Fillon de 2003 a permis, quant à elle, la négociation de conditions de licenciement moins favorables que celles fixées par ce bon vieux Code du travail. Patatras, une loi de 2008 renforce encore la portée des accords d’entreprise et de branche sur l’aménagement du temps de travail. Plus récemment, la loi sur l’emploi de 2013 a instauré les accords dits de « maintien dans l’emploi » qui peuvent prévoir des baisses de rémunération, que le salarié ne peut refuser, sous peine de licenciement.

 

Un dialogue social dévoyé

 

La stratégie choisie par Manuel Valls et Emmanuel Macron est donc très habile. Désormais renommé « avant-projet de loi sur les nouvelles protections pour les entreprises et les actifs » et non plus sur les nouvelles libertés, la loi organise la primauté des accords d’entreprise. Outre qu’il s’agit d’une sorte de « privatisation de la loi » au bénéfice du MEDEF, tout - salaires, paiement des astreintes, temps de travail, conditions de licenciement - pourra désormais être négocié au niveau de l’entreprise. Et ce, naturellement, dans un sens moins favorable aux salariés. Même les règles concernant la représentativité syndicale sont détournées. Sous prétexte de développer le dialogue social et de donner davantage d’espace à la négociation collective, la loi El Khomri prévoit de court-circuiter les syndicats. Aujourd’hui, un accord d’entreprise n’est valable que s’il est signé par un ou plusieurs syndicats représentant au moins 30% des votes exprimés aux élections professionnelles et si les autres organisations pesant au moins 50% ne s’y opposent pas. Avec la loi El Khomri, l’accord devra être signé par des syndicats représentant au moins 50% des salariés. C’est mieux ? Pas vraiment. Car un référendum d’entreprise pourra valider un accord même si les syndicats représentant 70% des salarié(e)s s’y opposent. Curieuse conception du dialogue social ! On imagine sans peine ce que donnera la mise en place de ce type de consultations dans un contexte de chantage à l’emploi. Sans compter que la tentation de favoriser des syndicats maison complaisants sera forte.

 

Dumping social organisé

 

Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre au vu de tout ce qui vient d’être dit, quelles seront les conséquences de ce détricotage en règle du code du travail. Lorsque dans une branche, un accord favorisant le moins-disant social sera signé par une grande entreprise, les autres entreprises du secteur suivront, ne serait-ce que pour ne pas être pénalisées par cette concurrence légale. Il faut donc s’attendre à ce que des pans entiers de notre droit du travail soit revus à la baisse. Exemple : le bonus sur les heures supplémentaires. La majoration des heures supplémentaires reste fixée à 25% pour les huit premières heures supplémentaires, et à 50% pour les suivantes. Mais une entreprise pourra négocier un accord interne qui lui permet de limiter ce bonus à 10%, même si l’accord de branche a prévu davantage. Même méthode sur le temps de travail et les salaires. Aujourd’hui, il est déjà possible de réduire le salaire des employés ou de les faire travailler plus pour un salaire inchangé (ce qui revient au même), mais seulement dans les entreprises qui vont mal, via les accords de « maintien dans l’emploi ». Avec la loi El Khomri, les salariés pourront être moins payés, ou travailler davantage, si c’est pour permettre à l’entreprise de décrocher un nouveau contrat. C’est donc un big bang social qui nous attend. La loi El Khomri aura ainsi réalisé son objectif : organiser le dumping social entre les entreprises implantées en France. On pourrait conclure par chapeau les artistes (Valls et Macron qui sont à la manœuvre, même si cette loi est fictivement portée par la ministre du travail), si l’enjeu n’était pas aussi grave. Malgré quelques concessions mineures consenties au dernier moment par le gouvernement afin d’obtenir la signature de la CFDT, la philosophie de ce projet de loi, déjà adopté par le Conseil des ministres le 24 mars dernier, constitue un formidable cheval de Troie introduit au cœur de notre droit du travail.

Valentine AUBERT-LE PRÉVOST