L'AUTRE QUOTIDIEN

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Nous avions décidé de marcher dans la montagne, par Sébastien Ménard

Les héros de cette histoire finissent alors par raconter — une fois de plus — l’histoire qui suit.

© AnCé t.

Nous avions quitté les grands rassemblements de cuivres et d’alcools — les routes — les villes et nos portefeuilles (plusieurs centaines d’euros de cash avaient disparu).

Nous avions passé des frontières et des virages — des stations-essence. L’une d’entre elle sur un plateau de l’est. Le héros de quel récit pourrait tenter de régler ses dizaines de litres de gasoil à coup de carte bancaire là-bas ? Et le vent souffle des sacs plastiques entre les conteneurs éventrés — le béton — quelques briques. Mais tout ce temps est terminé — les héros n’existent plus — et nos corps épuisés ne demandent parfois qu’à dormir.

Donc nous avions passé une nuit au bord d’un chemin — puis nous avions continué vers ces lieux inconnus - simplement heureux de parcourir des lieux inconnus. Des plateaux — des carcasses en métal à l’abandon — des ombres — des chiens — des ruines — des vents.

Enfin — nous étions au pied d’une montagne. Enfin — nous laissions la bagnole et nos bardas sur un terrain. Enfin — nous étions partis et nous marchions dans la montagne. Un lac - des eaux froides — des oiseaux — le bruit de nos pas.

Nous avons monté plusieurs heures — il y avait un col à passer. C’était raide — lent — et chaud. Caillasse. Phrases qu’on se répète en suivant la trace. Et la passe là-haut — d’un oeil on la garde en vue. De temps à autre on s’arrête pour raconter une histoire — l’un des héros de cette histoire et des autres clarifie sa pensée — une ou deux phrases pas plus — un peu de silence — puis la trace.

Finalement nous tous ici poussières nous étions mis tranquillement à grignoter des morceaux — ascension effectuée — à l’abri d’un roc et en observant la vallée. On disait des trucs comme :

c’est beau hein ?

t’as vu le chemin qui monte en face ?

l’hiver ça doit pas être mal aussi

ça change des plaines de l’est

il doit bien y avoir des bêtes par ici

tu me passe ton shlass ?

on se boirait bien un coup de jus non ?

j’aimerais bien connaître l’altitude

Toutes choses que les héros de ce récit pourraient se dire au moment de goûter quelques morceaux au pied d’un roc — sur une passe d’une de ces montagnes de l’est au milieu d’une journée d’été. Nul récit à ramener. Nul carnet à porter. Et les films argentiques on les a perdus.

Ce qu’on ne savait pas c’est que derrière — un orage comme on en connaît peu gonflait énorme — ça commençait pourtant à souffler — ça soufflait déjà en fait. Quand l’un d’entre nous se lève pour voir de l’autre côté de la passe — c’est déjà trop tard. Et le vent souffle tout — nous plaque contre les herbes. Énormes nuages gris noir. Nous on a fait nos sacs et rangé nos shlass — on a repris la suite de la trace et on est trempés froid déjà — ça souffle et pleut et grêle des grêlons énormes qui claquent et qui tordent la peau — parfois on crie - parfois on écoute. L’un d’entre nous avait si mal aux jambes qu’il fallait lui faire des massages de boue — alors c’était comme ça : quelqu’un faisait des massages de boues et ses mains dans la boue sous la grêle dans le vent et le froid — on glissait — on avançait — on descendait — et ça tonnait énorme dans le ciel. Nul carnet. Nul poème. Pas maintenant. Nos corps à l’abri sous un creux de la roche quelques minutes : ce souvenir.

On est descendus vite et on a marché comme ça deux heures au moins sous la flotte et dans le vent — entre les grêles les éclairs et les caillasses qui descendaient plus vite que nous — on a rattrapé des sentiers des forêts — des panneaux indiquaient des lieux des cabanes à plusieurs heures de marche — nous on filait vers notre point de départ. À un moment quelqu’un demande si on n’aurait pas vu son ami plus haut. On a vu personne là-haut on dit. Et ça nous est resté en bouche comme en tête quelques temps encore cette personne qui cherchait son ami là-haut mais qu’on n’avait pas vu nous.

En arrivant au village — on a pris une douche glacée et puis on a filé dans une auberge. On s’est assis devant des soupes — des bières — des poissons et des pommes de terre. On était heureux de notre marche — des boues qu’on passe sur la peau pour enlever des crampes - des grêles et des soupes — des bières et des poissons. On était heureux de notre histoire qu’on avait fini par noter dans un carnet car on ne sait pas faire autre chose. Chacun finissait par avouer qu’il avait eu peur quand même là-haut et que c’était une belle histoire de l’est finalement.

Plus tard — il y eut des feux dans la nuit — des chants — des flammes — un homme et sa casquette qui ne pouvaient plus passer de frontières — des hommes et des femmes prêts à en découdre avec eux-mêmes — quelques obturateurs qu’on déclenche dans la nuit — des films argentiques encore là — des chiens — la forme des sapins dans la nuit — une lune qu’on ne voit pas. Puis nous avons repris la route.

Cluj-Napoca,
Sébastien MÉNARD.


Sébastien Ménard écrit en continu sur le site diafragm.net. Vous pouvez également le retrouver sur Twitter@SebMenard.