La chasse à la sorcière "Difficulté"
Il est révélateur de voir que certains livres sont qualifiés d'"exigeants", leur lecture "demandant" du lecteur "une participation plus qu'active". Et tout ça est souvent dit avec un moue un peu contrariée, comme si, finalement, un livre ne devait rien attendre du lecteur, et tout donner, avec la générosité d'un bienfaiteur ayant tout intérêt à ce que ceux à qui il fait charité de son talent s'en repaissent sans remuer autre chose que les babines passives de leurs yeux.
La chasse à la sorcière Difficulté ne date pas d'hier, mais il semblerait qu'on veuille faire rentrer le livre, et avec lui une certaine idée de la littérature, dans la grande arène du divertissement.
Le problème, c'est qu'un livre est censé être composé de langage, et que le langage est ce qui structure notre monde, fonde le réel et permet aux autorités de toutes sortes de donner à nos échines la forme servile d'une rampe de lancement à leurs ambitions. Le langage ne nous appartient pas, il est l'air sans cesse renouvelé et en permanence vicié au moyen duquel nous respirons notre rapport au monde, à l'autre. Il nous est donné dès l'enfance comme une pâtée pré-mâchée, assortie de tous ces tendons-propagande et ses nerfs-préjugés, puis continue de nous manipuler et de nous déformer, nous rendant esclaves de ses mots d'ordre et compulsions d'obéissance. La littérature est-elle un contre-pouvoir à cette vaste entreprise de régulation des cerveaux et des corps? Rien n'est moins sûr. En revanche, il est clair qu'écrire c'est s'engager en toute connaissance de cause dans une aventure linguistique, syntaxique, grammaticale, et qu'il est de toute évidence malhonnête de faire comme si on avait juste une histoire à raconter, comme s'il existait une longueur d'ondes inoffensives pour pénétrer la matière du vivant et les forces de la pensée.
Que ce soit la fiction ou la poésie, il s'agit d'entrer par effraction dans une langue donnée, et d'en secouer plus ou moins discrètement les membranes sensibles. La chose est bien entendue vouée à l'échec, elle est même, sans doute, l'échec porté à son point d'incandescence le plus extrême. Mais elle ne saurait se faire innocemment, sous couvert d'un prétendu pacte auto-nettoyant avec le lecteur. Même le plus terne roman de gare porte en lui, sur lui, la marque des compromis de son temps. L'écrivain fait de son lecteur un complice, et comme c'est le cas bien souvent, il arrive que le complice soit berné; il suffit pour cela que le contrat proposé n'ait l'air de comporter aucune perte, et de ne proposer qu'un tranquille profit.
Mais lire, c'est accepter de perdre: perdre de soi, de ses assurances, de ses croyances, de ses poses. Un livre "exigeant" n'exige en fait rien, ce n'est pas un tyran – les tyrans caressent la tête des petits enfants et jouent avec leur chien devant l'objectif… –, s'il exige quelque chose, c'est avant tout l'être entier de l'écrivain, et ce qu'il donne à voir et à ressentir, c'est cette exigence infligée librement à son corps consentant. En l'occurrence, l'exigence dont nous parlons ici n'est un exercice en pénibilité, ce n'est pas une peine, mais un travail, au sens d'un tourment: car il faut vouloir être tourmenté si l'on veut briser la roue et la rouerie du langage. La littérature-ventriloque a beau jeu de se faire passer pour distrayante, alors qu'elle cherche juste à faire de la pensée un réflexe en accord avec les lois consuméristes de la passivité.
L'exigence, puisqu'il faut apparemment en revenir à ce mot, consiste à donner chair ce qui paraît obscur, afin que même à tâtons on puisse sentir que des pulsions, même couchées par écrit, continuent de travailler, de déranger, de réveiller.
Claro est écrivain, traducteur et éditeur. Son dernier livre : "Comment rester immobile quand on est en feu" vient de sortir aux Editions de l'Ogre. Vous pouvez le retrouver sur son blog : Le Clavier cannibale.