Le capitalisme, Une histoire de fantôme. par Arundhati Roy
"La domination du capitalisme fut telle qu’elle cessa d’être perçue comme une idéologie. Elle est devenue le modèle par défaut, le comportement naturel. Elle s’est infiltrée dans la normalité, a colonisé l’ordinaire, au point que la contester est apparu comme aussi absurde ou ésotérique qu’une remise en cause de la réalité elle-même. Dès lors, le pas fut aisément et promptement franchi pour affirmer : Il n’y a pas d’alternative." Dans "Capitalisme, une histoire de fantôme", paru en France chez Gallimard, Arundhati Roy, l’auteure du sublime roman Le Dieu des Petits Riens, s’intéresse à la face cachée de la démocratie indienne — un pays de 1,2 milliard d’habitants où les cent personnes les plus riches possèdent l’équivalent d’un quart du produit intérieur brut.
[…] Ce qui suit, dans cet essai, pourrait, aux yeux de quelques-uns, sembler une critique quelque peu sévère. D’un autre côté, dans le respect de la tradition selon laquelle nous devons honorer notre adversaire, cela pourrait être interprété comme une reconnaissance de la vision, de la souplesse, de la subtilité et de la ferme détermination de ceux qui ont consacré leurs vies à verrouiller l’emprise du capitalisme sur le monde.
Leur passionnante histoire, qui a disparu de la mémoire contemporaine, débute aux États-Unis à l’aube du 20ème siècle lorsque, sous la forme juridique de fondations financées, la philanthropie corporatiste a commencé à remplacer l’activité missionnaire, qui consiste à dégager l’accès pour l’arrivée du capitalisme (et de l’impérialisme), et puis à garantir le maintien du statu quo.
La Carnegie Corporation, fondée en 1911 par les bénéfices de la Carnegie Steel Company, et laRockefeller Foundation, fondée en 1914 par J.D. Rockefeller, fondateur de la Standard Oil Companyfurent parmi les premières fondations à être créées aux Etats-Unis. Les Tatas et les Ambanis de leur époque.
L’ONU, la CIA, le Council on Foreign Relations (CFR), le plus fabuleux musée d’art moderne de New-York et, bien sûr, le Rockefeller Center de New-York (où la peinture murale de Diego Riviera a dû être décollée du mur parce qu’elle représentait malicieusement des capitalistes dépravés et un Lénine vaillant – la liberté de parole avait pris un jour de congé) sont quelques-unes des institutions financées, recevant des capitaux ou soutenues par la Rockefeller Foundation.
J.D. Rockefeller fut le premier milliardaire d’Amérique et l’homme le plus riche du monde ; également abolitionniste, sympathisant d’Abraham Lincoln et abstinent. Il pensait recevoir son argent de Dieu, ce qui a dû être agréable pour lui.
Voici un extrait d’un des premiers poèmes de Pablo Neruda, intitulé Standard Oil Company:
Ces empereurs obèses
Vivent à New-York, ce sont de doux
Assassins souriants,
Qui achètent soieries, nylon, cigares,
Petits tyrans et dictateurs.
Ils achètent pays, peuples, mers,
Policiers et députés,
De lointaines régions dans les lesquelles les pauvres
Gardent leur maïs
Comme les avares gardent leur or :
La Standard Oil les réveille,
Leur donne un uniforme, leur désigne
Qui sera leur frère ennemi
Le Paraguayen fait la guerre à sa place
Et le Bolivien s’épuise
Dans la forêt, la mitraillette au point.
Un Président assassiné pour une goutte de pétrole
Une hypothèque d’un million d’acre
Une exécution rapide un matin d’une lueur fatale, pétrifié,
Un nouveau camp de prisonniers pour les subversifs,
En Patagonie, une trahison, des coups de feu sporadiques,
Sous une lune pétrolifère
Un changement subtil de ministre
Dans la capitale, un murmure
Comme une marée pétrolière,
Et paf, vous verrez
Comment les lettres Standard Oil brillent au-dessus des nuages
Au-dessus des murs, dans votre maison,
Illuminant leurs empires.
Au début, quand les fondations subventionnées par des corporations ont fait leur apparition aux États-Unis, il y eut un débat houleux au sujet de leur provenance, de leur légalité, et de leur manque de responsabilité. Les gens ont suggéré que si les corporations avaient tant d’argent excédentaire, elles devraient plutôt augmenter les salaires de leurs ouvriers. (Des gens ont fait ces suggestions extravagantes à l’époque, même en Amérique). L’idée même de ces fondations, si normale (acceptée) aujourd’hui, fut en réalité un grand bond en avant dans la gestion des affaires courantes. Des personnes morales non imposables dotées de ressources immenses et d’une mission indéfinie — une non-responsabilité et une non-transparence totales — quel meilleur moyen de réinvestir les richesses économiques dans le capital politique, social et culturel, de transformer l’argent en pouvoir? Quelle meilleure façon pour les usuriers d’utiliser une minuscule part de leurs bénéfices pour diriger le monde. Comment, autrement, Bill Gates, qui, il faut le reconnaître, s’y connaît en ordinateurs, serait-il parvenu à concevoir les politiques d’éducation, de santé et d’agriculture, non seulement du gouvernement américain, mais de tous les gouvernements du monde?
Au fil des années, tandis que les gens remarquaient une partie du bien réel que prodiguaient les fondations (la gestion de bibliothèques publiques, les campagnes d’éradication de maladies) — le lien direct entre les sociétés et les fondations qu’elles dotaient a commencé à s’estomper. Finalement, il s’est effacé complètement. Désormais, même ceux qui se considèrent de gauche ne rechignent plus à accepter leurs largesses.
Dès les années 20, le capitalisme américain avait commencé à regarder vers l’extérieur, vers des matières premières et des marchés d’outre-mer. Les fondations ont commencé à formuler l’idée d’une gouvernance de corporations mondiale. En 1924, les fondations Rockefeller et Carnegie ont conjointement créé ce qui est aujourd’hui le groupe d’influence sur la politique étrangère le plus puissant du monde — le Council on Foreign Relations (CRF), qui, plus tard, fut également financé par laFord Foundation.
Dès 1947, la CIA nouvellement créée était soutenue par le CFR, avec lequel elle travaillait étroitement. Au fil du temps, 22 secrétaires d’Etat américains ont été membre du CFR. Le comité de pilotage de 1943, à l’origine de l’ONU, comptait cinq membres du CFR, et une subvention de 8,5 millions de dollars de la part de J.D. Rockefeller a acheté le terrain sur lequel se trouve le siège de l’ONU à New-York.
Tous les présidents de la Banque Mondiale, depuis 1946, au nombre de onze — des hommes qui se sont présentés en tant que missionnaires au service des pauvres — ont été membres du CFR. (A l’exception de Georges Woods, administrateur de la Rockefeller Foundation et vice-président de la Chase-Manhattan Bank).
A Bretton Woods, la Banque Mondiale et le FMI ont décidé que le dollar américain serait la devise de réserve du monde, et qu’afin d’améliorer la propagation du capital mondial, il serait nécessaire d’universaliser et de standardiser les pratiques commerciales à l’aide d’un marché public. C’est à cette fin qu’ils ont dépensé une importante somme d’argent visant à promouvoir la bonne gouvernance (dont ils tiennent les ficelles), le concept de l’état de droit (à condition qu’ils aient leur mot à dire dans l’élaboration des lois) et des centaines de programmes anticorruption (pour rationaliser le système qu’ils ont mis en place). Deux des organisations les plus opaques et irresponsables du monde exigent transparence et responsabilité de la part des gouvernements des pays les plus pauvres.
Étant donné que la Banque Mondiale a plus ou moins dirigé les politiques économiques du tiers-monde, contraignant et ouvrant les marchés des pays les uns après les autres, au bénéfice de la finance mondiale, on pourrait dire que la philanthropie corporatiste s’est avérée être l’idée la plus juteuse de tous les temps.
Les fondations subventionnées par les corporations gèrent, échangent et canalisent leur pouvoir en plaçant leurs pièces sur l’échiquier grâce à un système de clubs d’élites et de think-tanks dont les membres qui se recoupent entrent et sortent par des portes-tambours. Contrairement à ce que prétendent les diverses théories du complot qui circulent, tout particulièrement parmi les groupes de gauche, il n’y a rien de secret, de démoniaque ou de franc-maçon dans cet arrangement. Ce n’est pas très différent de la façon dont les corporations utilisent des sociétés fictives et des comptes offshores pour transférer et gérer leur argent — sauf que la devise est le pouvoir, pas l’argent.
L’équivalent transnational du CFR est la Commission Trilatérale, créée en 1973 par David Rockefeller, l’ancien conseiller à la sécurité nationale Zbigniew Brzezinski (membre fondateur des Moudjahidines afghans, ancêtres des Talibans), la Chase-Manhattan Bank et d’autres éminences privées. Son but était de créer des liens d’amitié et de coopération durables entre les élites d’Amérique du Nord, d’Europe et du Japon. C’est maintenant devenu une commission penta-latérale, parce qu’elle comprend des membres de Chine et d’Inde. (Tarun Das de la CII – Confederation of Indian Industry; N.R. Narayanamurthy, ex-PDG d’Infosys; Jamsheyd N. Godrej, directeur général de Godrej; Jamshed J. Irani, directeur de Tata Sons; et Gautam Thapar, directeur général du Avantha Group).
L’Institut Aspen est un club international d’élites locales, d’hommes d’affaires, de bureaucrates et de politiciens, avec des franchises dans plusieurs pays. Tarun Das est le président de l’Institut Aspen en Inde. Gautam Thapar est président. Plusieurs cadres supérieurs du McKinsey Global Institute (auteur de la proposition du Delhi Mumbai Industrial Corridor) sont membres du CFR, de la Commission Trilatérale et de l’Institut Aspen.
La Ford Foundation (pendant libéral de la plus conservatrice Rockefeller Foundation, bien que les deux travaillent constamment ensemble) a été créée en 1936. Bien qu’elle soit souvent minimisée, la Ford Foundation a une idéologie précise très claire et travaille en étroite collaboration avec le ministère des affaires étrangères américain. Son projet d’approfondissement de la démocratie et de ‘bonne gouvernance’ fait tout à fait partie de la planification de Bretton Woods, visant à standardiser la pratique des affaires et à promouvoir l’efficacité du libre marché. Après la seconde guerre mondiale, lorsque les communistes ont remplacé les fascistes en tant qu’ennemis numéro un du gouvernement américain, de nouveaux types d’institutions ont été nécessaires pour prendre des mesures concernant la guerre froide. Ford a financé le programme RAND (Research And Development Corporation), unthink-tank militaire qui a commencé avec la recherche sur l’armement pour le compte de la défense américaine. En 1952, pour contrecarrer ‘l’effort communiste permanent d’infiltration et de perturbation des nations libres’, celui-ci mis en place le Fund for the Republic, qui s’est ensuite transformé en Center for the Study of Democratic Insitutions, dont la mission était de mener la guerre froide intelligemment sans les excès de type McCarthy. C’est à travers cette lentille qu’il faut voir le travail que fait la Ford Foundation avec les millions de dollars qu’elle a investi en Inde — son financement d’artistes, de cinéastes et d’activistes, sa dotation généreuse de cours universitaires et de bourses d’études.
Les ‘objectifs pour le futur de l’humanité’ proclamés par la Ford Foundation comprennent des interventions dans les mouvements politiques populaires locaux et internationaux. Aux États-Unis, elle a fourni des millions en subventions et en prêts pour soutenir le Credit Union Movement qui avait été lancé par le propriétaire de grandes surfaces Edward Filene en 1919. Filene croyait en la création d’une société de consommation massive de produits consommables en offrant aux travailleurs un accès abordable au crédit — une idée radicale à ce moment-là. A vrai dire, seulement une moitié d’idée radicale, parce que l’autre moitié de ce en quoi croyait Filene était la répartition plus équitable du revenu national. Les capitalistes se sont saisis de la première moitié de la suggestion de Filene, et en déboursant des prêts ‘abordables’ de dizaines de millions de dollars, ont transformé la classe ouvrière américaine en une population endettée à vie et luttant en permanence pour rattraper son propre train de vie.
De nombreuses années plus tard, cette idée a ruisselé sur la campagne pauvre du Bangladesh lorsque Mohammed Yunus et la Grameen Bank ont apporté le micro-crédit aux paysans affamés, avec des conséquences désastreuses. Les sociétés de microfinances, en Inde, sont responsables de centaines de suicides — 200 personnes en Andhra Pradesh rien qu’en 2010. Un quotidien national a récemment publié la lettre de suicide d’une fille de 18 ans qui avait été contrainte de céder ses dernières 150 roupies, ses frais de scolarité, à des employés brutaux de la société de microfinance. La lettre disait,‘Travaillez dur et gagnez de l’argent. Ne contractez pas d’emprunt’.
On trouve beaucoup d’argent dans la pauvreté, et quelques Prix Nobel aussi.
Dès les années cinquante, les fondations Rockefeller et Ford, finançant plusieurs ONG et institutions éducatives internationales, ont commencé à travailler en tant que quasi-prolongements du gouvernement américain qui, à ce moment-là, renversait les gouvernements démocratiquement élus en Amérique Latine, en Irak et en Indonésie. (C’est également vers cette époque qu’elles ont fait leur entrée en Inde, alors non-alignée, mais penchant clairement vers l’Union Soviétique). La Ford Foundation a mis en place un cours d’économie politique de style américain à l’université d’Indonésie. Les étudiants de l’élite indonésienne, formés à la contre-insurrection par des officiers de l’armée des États-Unis, ont joué un rôle capital dans le coup d’Etat soutenu par la CIA en 1965, lequel a amené le général Suharto au pouvoir. Suharto a remboursé ses mentors en massacrant des centaines de milliers de dissidents communistes.
Huit ans plus tard, de jeunes étudiants chiliens, connus sous le nom des Chicago Boys, furent emmenés aux États-Unis pour être formés, par Milton Friedman, à la science économique néolibérale, au sein de l’université de Chicago (fondée par J.D. Rockefeller), en prévision du coup d’Etat de 1973, soutenu par la CIA, qui tua Salvador Allende, pour introduire le général Pinochet ainsi qu’un régime d’escadrons de la mort, de disparitions et de terreur qui dura 17 ans. (Le crime d’Allende était d’être un socialiste démocratiquement élu et de nationaliser les mines du Chili).
En 1957, la Rockefeller Foundation a instauré le Ramon Magsaysay Prize pour les leaders communautaires en Asie. Ainsi nommé d’après Ramon Magsaysay, président des Philippines, un allié capital dans la campagne américaine contre le communisme en Asie du sud-est. En 2000, la Ford Foundation a mis en place le Ramon Magsaysay Emergent Leadership Award. Le Magsaysay Award est considéré comme une récompense prestigieuse parmi les artistes, les activistes et les animateurs socio-culturels en Inde. M.S. Subbulakshmi et Satyajit Ray l’ont remporté, tout comme Jayaprakash Narayan et un des meilleurs journalistes indien, P. Sainath. Mais ils ont fait davantage pour le prix Magsaysay qu’il n’a fait pour eux. Dans l’ensemble, c’est devenu une mesure indicatrice, un arbitre discret du type d’activisme ‘acceptable’ et de celui qui ne l’est pas.
Curieusement, le mouvement anti-corruption de Anna Hazare l’été dernier était mené par trois vainqueurs du Magsaysay Award — Anna Hazare, Arvind Kejriwal et Kiran Bedi. Une des nombreuses ONG d’Arvind Kejriwal est généreusement financée par la Ford Foundation. L’ONG de Kiran Bedi est financée par Coca Cola et Lehman Brothers.
Bien qu’Anna Hazare se qualifie de gandhien, la loi qu’il réclamait — la Jan Lokpal Bill — était non-gandhienne, élitiste et dangereuse. Une campagne médiatique sans interruption l’a proclamé la voix du ‘peuple’. A la différence du mouvement Occupy Wall Street aux Etats-Unis, le mouvement Hazare ne soufflait mot contre la privatisation, le pouvoir des corporations ou les ‘réformes’ économiques. Au contraire, ses principaux partisans médiatiques ont détourné avec succès le projecteur des énormes scandales de corruption des corporations (lesquels avaient aussi exposé des journalistes très influents) et ont utilisé la mise en pièce publique des politiciens pour exiger un plus ample retrait des pouvoirs discrétionnaires du gouvernement, plus de réformes, plus de privatisation. (En 2008, Anna Hazare a reçu une récompense de la part de la Banque Mondiale pour coopération publique remarquable). La Banque Mondiale a publié une déclaration depuis Washington expliquant que ce mouvement‘coïncidait’ avec sa politique.
Comme tous les bons impérialistes, les Philanthropoïdes se sont donnés pour tâche de créer et de former des cadres internationaux qui pensent que le Capitalisme, et, par extension, l’hégémonie des États-Unis, sont dans leur propre intérêt. Et qui aideraient, par conséquent, à gérer le gouvernement mondial des corporations, comme les élites du pays ont toujours servi le colonialisme. Ainsi débuta l’incursion des fondations dans l’éducation et l’art, qui deviendraient leur troisième sphère d’influence après la politique économique étrangère et intérieure. Elles ont financé (et continuent à financer), à hauteur de millions de dollars, des institutions universitaires et pédagogiques.
Joan Roelofs, dans son merveilleux livre Foundations and Public Policy: The Mask of Pluralism (en français, Les fondations et la politique publique : le masque du pluralisme) décrit comment les fondations ont recyclé les vieilles idées concernant la façon d’enseigner les sciences politiques, et ont fabriqué les disciplines d’études ‘internationales’ et ‘régionales’. Ce qui a offert aux services de sécurité et de renseignements des États-Unis un réservoir de compétences de langues et de cultures étrangères dans lequel recruter. La CIA et le ministère des affaires étrangères américain continuent à travailler avec des étudiants et des professeurs dans les universités américaines, soulevant de sérieuses questions au sujet de l’éthique du savoir.
L’accumulation de renseignements concernant les gens qu’elle gouverne est fondamentale pour toute autorité dirigeante. Tandis que la résistance contre l’acquisition de terres et contre les nouvelles politiques économiques se propage en Inde, dans l’ombre d’une guerre totale au centre de l’Inde, le gouvernement a mis en place un gigantesque programme de contrôle biométrique visant à l’endiguer ; peut-être un des plus ambitieux et onéreux projets de collecte de renseignements au monde — le Unique Identification Number (UID). Les gens n’ont pas d’eau potable propre, ni de toilettes, ni de nourriture, ni d’argent, mais ils auront des cartes électorales et des numéros UID. Est-ce une coïncidence si le projet UID géré par Nandan Nilekani, ancien directeur général d’Infosys, soi-disant destiné à ‘rendre services aux pauvres’, injectera d’énormes sommes d’argent au sein d’une industrie informatique légèrement assiégée ? (Une estimation modeste du budget du programme UID dépasse les dépenses publiques annuelles du gouvernement indien pour l’éducation). ‘Digitaliser’ un pays ayant une population si nombreuse d’illégitimes et ‘illisibles’ — des gens qui sont pour la plupart habitants de taudis, vendeurs à la sauvette, adivasis sans registre foncier — les criminalisera, les faisant passer d’illégitimes à illégaux. L’idée consiste à réaliser une version numérique du Enclosure of Commons [privatisation des biens communs, NdT] et à mettre d’immenses pouvoirs entre les mains d’un état policier qui se renforce. L’obsession technocratique de Nilekani quant à la collecte de données correspond à l’obsession de Bill Gates des bases de données numériques, des ‘cibles numériques’, des ‘tableaux de bord du progrès’. Comme si un manque de renseignements était responsable de la faim dans le monde, et pas le colonialisme, la dette et une politique corporatiste biaisée et axée sur le profit.
Les fondations dotées par les corporations sont les plus gros bailleurs de fonds des sciences humaines et de l’art, allouant des cours et des bourses d’étudiants dans les ‘études développementales’, les ‘études sur les communautés’, ‘les études culturelles’, les ‘sciences comportementales’ et les ‘droits de l’homme’. Au moment où les universités américaines ont ouvert leurs portes aux étudiants internationaux, des centaines de milliers d’étudiants, enfants de l’élite du tiers-monde, ont afflué. Ceux qui ne pouvaient pas payer les frais de scolarité recevaient des bourses. Aujourd’hui, dans des pays comme l’Inde et le Pakistan, la quasi-totalité des familles de la classe moyenne supérieure ont un enfant qui a étudié aux États-Unis. De leurs rangs sont issus de bons lettrés et universitaires, mais également les premiers ministres, les ministres des finances, les économistes, les juristes d’entreprises, les banquiers et les bureaucrates qui ont aidé à ouvrir les économies de leurs pays aux corporations mondiales.
Les universitaires favorables à la version de l’économie politique et des sciences politiques façonnée par les fondations ont été récompensés par des bourses, des fonds de recherche, des subventions, des dotations et des emplois. Ceux dont les opinions étaient défavorables aux fondations se sont retrouvés privés de financement, marginalisés et ghettoïsés, leurs cours supprimés. Petit à petit, une imagination particulière — une prétention fragile et superficielle de tolérance et de multiculturalisme (qui, sans crier gare, se change en racisme, en nationalisme fanatique, en chauvinisme ethnique ou en islamophobie belliciste) sous la voûte d’une unique idéologie économique mondialisée, très fermée — a commencé à dominer le discours. À tel point qu’elle a totalement cessé d’être perçue comme une idéologie. C’est devenu la position par défaut, la façon naturelle d’être. Elle a infiltré la normalité, a colonisé la banalité, ainsi la remettre en question sembla aussi absurde ou aussi ésotérique que de contester la réalité elle-même. De là à ‘il n’y a aucune alternative’, il n’y avait qu’un pas.
Ce n’est que maintenant, grâce au mouvement Occupy, qu’un autre langage est apparu dans les rues et sur les campus américains. Voir des étudiants avec des bannières ‘Guerre de Classe’ ou ‘On s’en fout que vous soyez riches, mais pas que vous achetiez notre gouvernement’ est, étant donné ce que l’on sait, presque une révolution en soi.
Un siècle après qu’elle soit née, la philanthropie corporatiste fait autant partie de nos vies que Coca-Cola. Il existe aujourd’hui des millions d’organisations à but non lucratif, dont un grand nombre d’entre elles sont reliées, à travers un dédale financier byzantin, aux plus grandes fondations. Au total, ce secteur ‘indépendant’ dispose d’un capital proche de 450 milliards de dollars. La plus importante d’entre elles est la Bill Gates Foundation (21 milliards de dollars), suivie par la Lilly Endowment (16 milliards de dollars) et la Ford Foundation (15 milliards de dollars).
Tandis que le FMI imposait l’Ajustement Structurel et forçait la main aux gouvernements pour qu’ils diminuent les dépenses publiques dans les domaines de la santé, de l’éducation, de l’assistance à l’enfance, et du développement, les ONG sont intervenues. La privatisation de tout a également signifié l’ONG-isation de tout. Alors que les emplois et les moyens d’existence disparaissaient, les ONG sont devenues une source importante d’emplois, même pour ceux qui les voient pour ce qu’elles sont. Et elles ne sont assurément pas toutes mauvaises. Sur les millions d’ONG, certaines font un travail radical remarquable, et ce serait stupide de les mettre toutes dans le même sac. Toutefois, les ONG financées par des corporations ou des fondations sont un moyen pour la finance mondiale d’investir dans les mouvements de résistance, littéralement, tout comme les actionnaires achètent des actions dans des compagnies et essayent ensuite de les diriger de l’intérieur. Elles agissent comme des points nodaux au sein du système nerveux central, elles sont les voies le long desquelles circule la finance mondiale. Elles travaillent comme émettrices, destinatrices, amortisseuses, conscientes de chaque impulsion, et s’attachent à ne jamais importuner les gouvernements de leurs pays hôtes. (La Ford Foundation exige, des fondations qu’elle finance, qu’elles signent un engagement en ce sens). Par inadvertance (et parfois volontairement), elles servent de postes d’écoute ; leurs rapports, ateliers et autres activités missionnaires alimentent en données le système de surveillance de plus en plus agressif d’États qui ne cessent de se renforcer. Plus une région est en proie à des troubles, plus on y trouve d’ONGs.
Malicieusement, lorsque le gouvernement ou lorsqu’une partie des médias corporatistes souhaite mener une campagne de diffamation contre un véritable mouvement populaire, comme le Narmada Bachao Andolan, ou comme la protestation contre le réacteur nucléaire de Koodankulam, ils accusent ces mouvements d’être composés d’ONGs recevant des ‘financements étrangers’. Ils savent très bien que la mission de la plupart des ONGs, en particulier de celles qui sont bien financées, est de contribuer à l’avancement du projet de mondialisation des corporations, et pas de lui nuire.
Armées de leurs milliards, ces ONGs se sont ruées sur le monde, transformant les révolutionnaires potentiels en activistes salariés, finançant artistes, intellectuels et cinéastes, les éloignant doucement de l’affrontement radical, les orientant vers le multiculturalisme, vers le genre et vers le développement communautaire — ce discours exprimé à travers le langage de la politique identitaire et des droits de l’homme.
La transformation de l’idée de justice en une industrie des droits de l’homme constitue un tour de force conceptuel dans lequel les ONGs et les fondations ont joué un rôle capital. L’objectif restreint des droits de l’homme permet une analyse basée sur l’atrocité des faits, dans laquelle le tableau global peut être ignoré, et les deux parties d’un conflit — par exemple, les maoïstes et le gouvernement indien, ou l’armée israélienne et le Hamas — peuvent être blâmés en tant que contrevenants aux droits de l’homme. L’accaparement des terres par les sociétés minières ou l’histoire de l’annexion des terres palestiniennes par l’État d’Israël deviennent alors des notes de bas de page influant très peu sur le discours. Non pas que les droits de l’homme n’ont pas d’importance. Ils en ont, mais ils ne sont pas un assez bon prisme à travers lequel examiner ou vaguement comprendre les grandes injustices du monde dans lequel nous vivons.
L’implication des fondations dans le mouvement féministe est un autre tour de force conceptuel. Pourquoi les organisations de femmes et féministes les plus ‘officielles’ en Inde maintiennent-elles une bonne distance entre elles et les organisations comme, disons, la Krantikari Adivasi Mahila Sangathan(Revolutionary Adivasi Women’s Association) et ses 90 000 membres qui combattent le patriarcat dans leurs propres communautés, et l’expulsion par des sociétés minières dans la forêt de Dandakaranya? Comment se fait-il que la dépossession et l’expulsion de millions de femmes des terres qu’elles possédaient et travaillaient n’est pas perçu comme un problème féministe?
L’infiltration par le mouvement féministe progressiste (libéral) des mouvements féministes populaires anti-impérialistes et anticapitalistes n’a pas commencé avec les plans néfastes des fondations. Il a commencé avec l’incapacité de ces mouvements à adapter et à gérer la radicalisation rapide des femmes des années 60 et 70. Les fondations ont fait preuve de génie en réagissant et en intervenant pour soutenir et financer le ras-le-bol des femmes à l’égard de la violence et du patriarcat de leurs sociétés traditionnelles, comme à l’égard des soi-disant dirigeants progressistes des mouvements de gauche. Dans un pays comme l’Inde, le schisme courait également le long du fossé rural-urbain. La majeure partie des mouvements radicaux anticapitalistes étaient implantés dans la campagne où, dans l’ensemble, le patriarcat continuait à gouverner les vies de la plupart des femmes. Les femmes activistes des villes qui ont rejoint ces mouvements (comme le mouvement Naxaliste) avaient été influencées et inspirées par le mouvement féministe occidental, et leurs propres parcours vers la libération étaient souvent en désaccord avec ce que leurs dirigeants masculins estimaient être leur devoir: s’intégrer au sein ‘des masses’. Beaucoup de femmes activistes ne voulaient pas attendre « la révolution » plus longtemps pour mettre fin à l’oppression et à la discrimination quotidienne qu’elles subissaient, y compris de la part de leurs propres camarades. Elles exigeaient que l’égalité des sexes soit une partie absolue, intégrale et non négociable du processus révolutionnaire et pas juste une promesse post-révolution. Les femmes intelligentes, fâchées et désabusées commencèrent à s’éloigner et à chercher d’autres moyens d’appui et de subsistance. En conséquence, à la fin des années 80, au moment où les marchés indiens s’ouvraient, le mouvement féministe progressiste d’un pays comme l’Inde est excessivement ONG-isé. Un certain nombre de ces ONG a effectué un travail majeur dans le domaine des droits des homosexuels, de la violence domestique, du sida et du droit des travailleurs sexuels. Mais il est significatif que les mouvements féministes progressistes n’aient pas été à l’avant-garde de la contestation des nouvelles politiques économiques, bien que les femmes en aient été les victimes les plus nombreuses. Avec le financement comme arme, les fondations sont largement parvenues à restreindre le champ de ce que doit être une activité ‘politique’. Les instructions de financement des ONG décident maintenant de ce qui est considéré comme ‘problème’ féminin et de ce qui ne l’est pas.
L’ONG-isation du mouvement de la femme a également fait du féminisme progressiste occidental (en raison du fait qu’il soit sa branche la plus financée) le porte-drapeau de ce qui constitue le féminisme. Les combats, comme d’habitude, ont fait rage sur le corps des femmes, rejetant le Botox d’un côté et les burqas de l’autre. (Et puis il y a celles qui souffrent la double peine, le Botox et la burqa). Quand, comme cela s’est récemment produit en France, on tente d’utiliser la coercition pour faire en sorte que des femmes abandonnent la burqa, au lieu de mettre en place une situation dans laquelle une femme pourrait choisir de faire ce qu’elle souhaite faire, il ne s’agit pas de l’émanciper, mais de la déshabiller. Il s’agit d’un acte d’humiliation et d’impérialisme culturel. Le sujet n’est pas la burqa. Le problème c’est la coercition. Contraindre une femme à enlever la burqa est aussi mauvais que la lui imposer de force. Envisager le genre de cette façon, dépouillé de contexte social, politique et économique, en fait une question d’identité, un combat d’accessoires et de costumes. C’est ce qui a permis au gouvernement américain d’utiliser les groupes féministes occidentaux comme prétexte moral lors de l’invasion de l’Afghanistan en 2001. Les femmes afghanes avaient (et ont) de terribles ennuis avec les Taliban. Mais leur larguer des Daisy Cutters [des bombes, bombarder le pays, NdT] dessus n’allaient pas résoudre leurs problèmes.
Dans l’univers des ONG, lequel a développé un étrange langage apaisant qui lui est propre, tout devient un ‘sujet’, une question distincte, professionnalisée et d’intérêt spécifique. Le développement communautaire, le développement du leadership, les droits de l’homme, la santé, l’éducation, les droits reproductifs, le sida, les orphelins malades du sida — ont tous été isolés dans leurs propres silos avec leur propre mission de financement élaborée et précise. Les mécanismes de financement sont parvenus à disloquer la solidarité comme la répression n’avait jamais pu le faire. La pauvreté aussi, à l’instar du féminisme, est souvent présentée comme un problème d’identité. Comme si la pauvreté n’était pas le produit de l’injustice, mais un élément qui existait simplement de lui-même, et qui pouvait être rapidement corrigé par un système de réparations (géré par les ONG sur une base individuelle, individu par individu) et dont la résolution à long terme serait le fait d’une bonne gouvernance. Sous l’égide du capitalisme industriel mondial, cela va sans dire.
La pauvreté indienne, disparue pendant que l’Inde ‘brillait’, a fait son come-back en tant qu’identité exotique dans les arts, mise en avant par des films comme Slumdog Millionaire. Ces histoires sur les pauvres, leur esprit incroyable et leur résilience, ne présentent aucun ennemi — à l’exception de petits méchants qui servent la tension narrative et la teinte locale. Les auteurs de ces œuvres sont les équivalents dans le monde contemporain des premiers anthropologues, glorifiés et honorés pour leur travail sur ‘le terrain’, pour leurs courageux voyages vers l’inconnu. Les riches sont rarement examinés ainsi.
Ayant trouvé un moyen de gérer les gouvernements, les partis politiques, les élections, les tribunaux, les médias et l’opinion libérale, un dernier défi demeurait pour l’establishment néolibéral : comment gérer la révolte qui gronde, la menace du ‘pouvoir populaire’? Comment l’apprivoiser? Comment transformer des protestataires en animaux domestiques ? Comment absorber la rage du peuple et la réorienter dans des voies sans issues ?
Là aussi, les fondations et leurs organisations sœurs ont une longue et illustre histoire. Leur rôle dans la dé-radicalisation et le désamorçage du mouvement pour les droits civiques des Noirs aux USA dans les années 1960s, et la transformation effective du Black Power en Black Capitalism [capitalisme noir, NdT] en est un exemple révélateur.
La Rockefeller Foundation, conformément aux idéaux de J.D. Rockefeller, a étroitement travaillé avec Martin Luther King Sr. (père de Martin Luther King Jr.). Mais son influence a diminué avec l’avènement d’organisations plus militantes — le Student Nonviolent Coordinating Committee (SNCC – comité de coordination non violent des étudiants) et les Black Panthers. Les fondations Ford etRockefeller se sont alors mises au travail. En 1970, elles firent don de 15 millions de dollars à des organisations noires « modérées », offrant des bourses aux gens, des subventions, des programmes de formations professionnelles pour ceux qui avaient décrochés, et des capitaux de démarrage pour les commerces tenus par des Noirs. La répression, les luttes intestines et le piège mielleux du financement ont graduellement atrophié les organisations noires radicales.
Martin Luther King avait commis l’impardonnable en exposant les relations entre le capitalisme, l’impérialisme, le racisme et la guerre du Vietnam. En conséquence, après qu’il ait été assassiné, même son souvenir devint toxique à leurs yeux, une menace pour l’ordre public. Les fondations et les corporations travaillèrent dur pour refaçonner son héritage, afin qu’il rentre dans le cadre de ce qui est favorable aux marchés financiers. Le « Centre Martin Luther King pour un changement social non-violent » (The Martin Luther King Center for Nonviolent Social Change), qui a vu le jour grâce à 2 millions de dollars de subventions, a été mis en place, entre autres, par la Ford Motor Company, General Motors, Mobil, Western Electric, Procter & Gamble, US Steel, et Monsanto. Le centre entretient la King Library [bibliothèque King, NdT] et les archives du mouvement pour les droits civiques. Parmi les nombreux programmes gérés par le Centre MLK, on retrouve des projets ‘en étroite collaboration avec le département de la Défense des Etats-Unis, avec le Armed Forces Chaplains Board [une organisation intégrée au département de la défense des USA et visant à conseiller le secrétaire à la Défense, NdT] et d’autres encore’. Il a co-parrainé la série de conférences Martin Luther King Jr, intitulée: ‘The Free Enterprise System: An Agent for Nonviolent Social Change’ [Le système de la libre entreprise : un outil pour le changement social non-violent, NdT]. Amen.
Un tour de force similaire fut entrepris au sein de la lutte anti-apartheid en Afrique du Sud. En 1978, la Rockefeller Foundation mis en place une commission d’étude sur la politique états-unienne à l’égard de l’Afrique du Sud. Son rapport était une mise en garde contre l’influence croissante de l’Union Soviétique sur le Congrès National Africain (ANC), qui expliquait que les intérêts stratégiques et corporatistes des États-Unis (la mainmise sur les minéraux sud-africains, par exemple) seraient servis au mieux par un véritable partage du pouvoir politique entre toutes les races.
Les fondations ont commencé à soutenir l’ANC. L’ANC n’a pas mis longtemps à s’en prendre aux organisations plus radicales comme le mouvement Black Consciousness de Steve Biko et les a plus ou moins fait disparaître. Lorsque Nelson Mandela pris le pouvoir en tant que premier président noir de l’Afrique du Sud, il fut canonisé, véritable saint vivant ; pas juste parce qu’il était un combattant pour la liberté qui venait de passer 27 ans en prison, mais aussi parce qu’il s’inclinait totalement devant le Consensus de Washington. Le socialisme avait disparu du programme de l’ANC. La grande ‘transition pacifique’ de l’Afrique du Sud, tellement vantée et encensée, n’impliquait aucune réforme agraire, aucune demande de réparation, aucune nationalisation des mines d’Afrique du Sud. Au lieu de quoi, il y eut la privatisation et l’ajustement structurel. Mandela a gratifié de la plus haute distinction honorifique d’Afrique du Sud — le Order of Good Hope [en français : l’Ordre de Bonne Espérance, NdT] — son vieil ami et partisan, le général Suharto, le meurtrier des communistes d’Indonésie. Aujourd’hui, en Afrique du Sud, une poignée d’ex-radicaux et ex-syndicalistes roulant en Mercedes gouverne le pays. Ce qui suffit amplement pour perpétuer l’illusion de la Black Liberation [la libération des noirs, NdT].
L’essor du Black Power aux États-Unis fut un moment stimulant pour l’avènement d’un mouvement Dalit radical et progressiste en Inde, avec des organisations comme les Dalit Panthers reflétant les politiques militantes des Black Panthers. Mais le Dalit Power aussi, d’une façon relativement similaire, fut fracturé et désamorcé, et, grâce à l’aide abondante d’organisations hindoues de droite et de la Ford Foundation, est en bonne voie de transformation en Dalit Capitalisme.
‘Dalit Inc prêt à montrer que les affaires peuvent vaincre les castes’ rapportait le Indian Express en décembre l’année dernière. Il poursuivait en citant un conseiller de la Dalit Indian Chamber of Commerce and Industry (DICCI). ‘Avoir le premier ministre lors d’un rassemblement Dalit n’est pas difficile dans notre société. Mais pour les entrepreneurs Dalits, prendre une photo avec Tata ou Godrej pendant le déjeuner ou le thé est un but — une preuve qu’ils ont réussi’, a-t-il dit. Etant donné la situation de l’Inde moderne, il serait castéiste et réactionnaire de dire que les entrepreneurs Dalits ne devraient pas bénéficier d’une place à la table d’honneur. Mais si c’est là le but, la structure idéologique des politiques Dalits, quel dommage. Peu probable que cela aide le million de Dalits qui gagnent toujours leur vie en faisant les poubelles — en transportant la merde humaine sur leurs têtes.
Les jeunes étudiants Dalits qui acceptent les bourses de la Ford Foundation ne doivent pas être jugés trop sévèrement. Qui d’autre leur offre la possibilité de se hisser hors de l’abîme du système de castes indien? Le blâme, ainsi qu’une grande partie de la responsabilité pour cette tournure des événements, reviennent également au mouvement communiste de l’Inde dont les dirigeants sont toujours essentiellement issus des castes supérieures. Pendant des années, il a essayé d’insérer de force l’idée de caste dans l’analyse de classe marxiste. Il a lamentablement échoué, en théorie comme en pratique. Le désaccord entre la communauté Dalit et la gauche a commencé par une dispute entre le dirigeant visionnaire Dalit Dr Bhimrao Ambedkar et S.A. Dange, syndicaliste et membre fondateur du Parti Communiste d’Inde. La désillusion du Dr Ambedkar vis-à-vis du parti communiste a débuté avec la grève des travailleurs du textile de Mumbai en 1928, lorsqu’il s’est rendu compte qu’en dépit de toute la rhétorique au sujet de la solidarité de la classe ouvrière, le parti ne trouvait pas répréhensible que les ‘intouchables’ ne soient autorisés au sein du service de tissage (et seulement habilités pour le service du filage, moins bien payé), parce que ce travail impliquait l’application de salive sur les fils, ce que les autres castes considéraient comme ‘polluant’.
Ambedkar compris que dans une société où les cours d’instruction religieuse hindous institutionnalisent l’intouchabilité et l’inégalité, le combat pour les ‘intouchables’, pour les droits civiques et sociaux, était trop urgent pour attendre la révolution communiste promise. La division entre les Ambedkarites et la gauche a beaucoup coûté aux deux camps. Elle eut pour conséquence qu’une grande majorité de la population Dalit, la colonne vertébrale de la classe ouvrière indienne, a placé tous ses espoirs de libération et de dignité dans le constitutionnalisme, le capitalisme et les partis politiques comme le BSP, lesquels pratiquent, sur le long terme, une forme importante et stagnante de politique identitaire.
Aux États-Unis, comme nous l’avons vu, les fondations dotées par les corporations ont engendré la culture des ONG. En Inde, la philanthropie corporatiste ciblée a sérieusement débuté dans les années 90, durant la période des Nouvelles Politiques Economiques. L’adhésion à la Chambre étoilée se paie cher. Le Tata Group a fait don de 50 millions de dollars à cette institution nécessiteuse : la Harvard Business School, et de 50 autres millions de dollars à la Cornell University. Nandan Nilekani d’Infosys et sa femme Rohini ont octroyé 5 millions de dollars, en tant que dote de lancement, à l’India Initiative de Yale. Le Harvard Humanities Centre est devenu le Mahindra Humanities Center après avoir reçu le plus important don de son histoire, 10 millions de dollars, de la part d’Anand Mahindra du Mahindra Group.
Ici, le Jindal Group, ayant un intérêt majeur dans l’exploitation minière, les métaux et l’énergie, gère l’école de droit Jindal Global et ouvrira bientôt la Jindal School of Government and Public Policy [en français : l’école Jindal de politiques gouvernementales et publiques, NdT]. (La Ford Foundation dirige une faculté de droit au Congo). La New India Foundation financée par par Nandan Nilekani, subventionnée par les bénéfices d’Infosys, offre des prix et des bourses aux spécialistes des sciences humaines. La Sitaram Jindal Foundation dotée par Jindal Aluminium a annoncé cinq prix de dix millions de roupies chacun à donner à ceux travaillant dans le développement rural, la réduction de la pauvreté, l’éducation à l’environnement et l’élévation morale. L’Observer Research Foundation (ORF) du Reliance Group, actuellement dotée par Mukesh Ambani, est coulée dans le moule de la Rockefeller Foundation. Elle dispose, parmi ses conseillers et ses chercheurs « membres », d’agents des renseignements à la retraite, d’analystes stratégiques, de politiciens (qui font mine de s’invectiver les uns les autres au parlement), de journalistes et de décideurs politiques.
Les objectifs de l’ORF semblent assez explicites: ‘Aider à développer un consensus en faveur des réformes économiques’. Egalement façonner et influencer l’opinion publique, créant ‘des politiques alternatives viables dans des domaines aussi divers que la création d’emplois dans les districts arriérés et les stratégies en temps réel pour parer aux menaces nucléaires, biologiques et chimiques’.
Au départ, j’étais perplexe quant à la présence d’une préoccupation face à la menace d’une ‘guerre nucléaire, biologique et chimique’ dans les objectifs fixés par l’ORF. Je ne l’étais plus lorsque, dans la longue liste de ses ‘partenaires institutionnels’, j’ai trouvé les noms de Raytheon et Lockheed Martin, deux des principaux fabricants d’armes du monde. En 2007, Raytheon a annoncé qu’il dirigeait son attention vers l’Inde. Se pourrait-il qu’une partie, au moins, du budget de la défense de 32 milliards de dollars de l’Inde serve à acheter des armes, des missiles téléguidés, des avions, des navires de guerre et du matériel de surveillance fabriqués par Raytheon et Lockheed Martin?
Avons-nous besoin d’armes pour faire la guerre ? Ou avons-nous besoin des guerres pour créer un marché pour les armes ? Après tout, les économies de l’Europe, des États-Unis et d’Israël dépendent énormément de leur industrie de l’armement. C’est la seule chose qu’ils n’ont pas délocalisé vers la Chine.
Dans la nouvelle Guerre Froide entre les États-Unis et la Chine, l’Inde est apprêtée afin de jouer le rôle d’allié américain que le Pakistan a joué durant la guerre froide contre la Russie. (Et regardez ce qui est arrivé au Pakistan). Nombre de ces chroniqueurs et ‘analystes stratégiques’ qui amplifient les hostilités entre l’Inde et la Chine, ainsi que vous allez voir, appartiennent directement ou indirectement auxthink-tanks et aux fondations indo-américains. Être un ‘partenaire stratégique’ des États-Unis ne signifie pas que les chefs d’états se passent des coups de téléphone amicaux les uns les autres de temps à autre. Cela implique une collaboration (une ingérence) à tous les niveaux. Cela implique d’accueillir les Forces Spéciales américaines sur le sol indien. (Un chef du Pentagone l’a récemment confirmé à la BBC). Cela implique le partage de renseignements, des changements au niveau de l’agriculture et des politiques énergétiques, l’ouverture des secteurs de la santé et de l’éducation à la finance mondiale. Cela implique l’ouverture à la vente au détail. Cela implique une association inégalitaire dans laquelle l’Inde est prisonnière d’une étreinte forcée et entraînée dans une valse par un partenaire qui l’incinérera aussitôt qu’elle refusera de danse.
Dans la liste des ‘partenaires institutionnels’ de l’ORF, on trouve également la RAND Corporation, laFord Foundation, la Banque Mondiale, la Brookings Institution (dont la mission déclarée est de ‘fournir des recommandations novatrices et concrètes qui développent trois objectifs généraux: renforcer la démocratie américaine; favoriser le bien-être économique et social, la sécurité et la perspective d’avenir de tous les Américains; et garantir un système international plus ouvert, solide, prospère et coopératif). On trouve aussi la Rosa Luxemburg Foundation d’Allemagne. (Pauvre Rosa, morte au nom du communisme, que ton nom se trouve sur une liste comme celle-là!)
Bien que le capitalisme soit fondé sur la compétition, ceux au sommet de la chaîne alimentaire ont fait montre d’inclusion et de solidarité. Les plus importants capitalistes occidentaux ont fait affaire avec des fascistes, des socialistes, des despotes et des dictateurs militaires. Ils peuvent s’adapter et innovent constamment. Ils réfléchissent rapidement et sont tactiquement sournois.
Cependant, bien qu’il soit parvenu à imposer ses réformes économiques, à mener des guerres et à occuper militairement des pays afin de mettre en place des ‘démocraties’ de libre marché, le capitalisme subi une crise dont la gravité ne s’est pas encore totalement dévoilée. Marx disait, ‘Par conséquent, ce que la bourgeoisie produit, par-dessus tout, ce sont ses propres fossoyeurs. Sa chute ainsi que la victoire du prolétariat sont également inéluctables.’
Le prolétariat, comme Marx le compris, est attaqué en permanence. Des usines ont fermé, des emplois ont disparu, des syndicats ont été dissouts. Le prolétariat, au fil des années, a été divisé par tous les moyens possibles, luttant ainsi contre lui-même. En Inde, Hindou contre Musulman, Hindou contre Chrétien, Dalit contre Adivasi, caste contre caste, région contre région. Et pourtant, à travers le monde, il résiste. En Chine, les grèves et les révoltes sont innombrables. En Inde, la population la plus pauvre du monde a riposté afin de stopper certaines des corporations les plus riches.
Le capitalisme est en crise. La théorie du ruissellement économique a échoué. Désormais, le jaillissement a aussi des ennuis. L’effondrement financier international se rapproche. Le taux de croissance de l’Inde est brusquement descendu à 6,9 pour cent. L’investissement étranger se retire. Les principales corporations internationales assises sur d’énormes quantités d’argent, incertaines d’où de placer, incertaines de la façon dont la crise financière se déroulera. Il s’agit d’une cassure structurelle majeure pour l’écrasant capitalisme mondial.
Peut-être que les véritables ‘fossoyeurs’ du capitalisme seront ses propres cardinaux délirants, eux qui ont changé l’idéologie en foi. Malgré leur génie stratégique, ils semblent avoir du mal à se rendre compte d’un fait élémentaire : le capitalisme détruit la planète. Les deux anciennes astuces qui l’ont sorti des crises passées — la guerre et le shopping — n’y pourront rien.
Je suis restée longtemps devant Antilla à regarder le soleil se coucher. J’imaginais que la tour était aussi profonde qu’elle est haute. Qu’elle avait une racine pivotante longue de 27 étages, serpentant sous terre, dévorant goulûment la nourriture de la terre, la transformant en fumée et en or.
Pourquoi les Ambanis ont-ils choisi d’appeler leur immeuble Antilla ? Antilla est le nom d’un ensemble d’îles mythiques dont l’histoire remonte à une légende ibérique du 8ème siècle. Lorsque les Musulmans ont conquis l’Hispanie, six évêques wisigoths chrétiens et leurs paroissiens ont embarqué sur des bateaux et se sont enfuis. Après des jours, ou peut-être des semaines en mer, ils ont atteint les îles d’Antilla où ils ont décidé d’implanter et d’ériger une nouvelle civilisation. Ils ont mis le feu à leur bateau pour rompre définitivement leurs liens avec leur terre natale dominée par des barbares.
En appelant leur tour Antilla, les Ambanis espèrent-ils rompre leurs liens avec la pauvreté et la misère noire de leur terre natale, et ériger une nouvelle civilisation ? Est-ce l’acte final du mouvement sécessionniste le plus fructueux d’Inde ? La sécession des classes moyennes et supérieures qui se tournent vers l’extra-terrestre ?
Tandis que la nuit tombait sur Mumbai, des gardes en chemises de lin impeccables, dont les talkie-walkies grésillaient, apparurent devant les portes menaçantes d’Antilla. Les lumières brillaient, pour faire fuir les fantômes peut-être. Les voisins se plaignent de ce que les lumières vives d’Antilla ont volé la nuit.
Peut-être est-il temps que nous reprenions la nuit.
Arundhati Roy
Traduction: Nicolas Casaux, via Le Partage
Traduction d'un extrait de l'article initialement publié (en anglais), le 26 mars 2012, dans l'hebdomadaire indien Outlook. Ce texte fait partie du livre d'Arundhati Roy "Le capitalisme : une histoire de fantôme", sorti en France aux éditions Gallimard en octobre 2016.