Denis Robert: "Le journalisme doit se bagarrer, prendre des risques"
Le nom de Denis Robert évoque immanquablement l’affaire Clearstream. Une enquête qui lui a valu une soixantaine de procès. Il nous explique son rapport – pas simple – au journalisme et à la fiction, une composante essentielle de son œuvre.
Vous avez commencé en couvrant les faits divers, notamment l’affaire Villemin. Comment vous êtes-vous spécialisé dans les affaires politico-financières ?
Denis Robert. J’ai rencontré, je crois, en 1985, un journaliste de l’Est républicain, qui habitait Toul, et qui avait beaucoup de mal à sortir des magouilles de la municipalité de cette ville proche de Nancy. J’ai commencé à m’y intéresser et j’ai rapidement pensé que c’était l’essence même du travail de journaliste. Il y avait un intérêt supérieur à révéler ce genre d’affaires. C’était difficile, puisque je me heurtais au pouvoir local et que cela mettait en cause notamment des hypermarchés et un président de chambre de commerce. Après la publication du papier, il y a eu une plainte en diffamation et j’ai perdu. Mais cela a été extrêmement formateur, puisqu’une instruction a ensuite été ouverte et la justice m’a donné raison deux ans plus tard. Ce premier papier m’a ouvert un champ, celui des affaires politico-financières, qui n’était pas du tout traité par Libération. D’ailleurs, à l’époque, on parlait plutôt de fausses factures.
C’est l’affaire Clearstream qui vous a vraiment rendu célèbre. Comment vous êtes-vous engagé dans cette enquête titanesque ?
Denis Robert. Par une rencontre, encore une fois. J’étais arrivé à un moment de ma vie où j’étais résolu à arrêter les documentaires et les films sur l’argent et la politique. Mon chant du cygne, c’est Journal intime des affaires en cours, un film que j’ai écrit avec Philippe Harrel. À la fin, sur des images de Metz la nuit, avec des parkings déserts, je fais une métaphore, en voix off, sur les lapins, les chiens et les dingos. Quand les dingos sont arrivés en Australie, ils ont fait un carnage chez les lapins. Indirectement, les chiens en ont pâti car ils ne pouvaient plus se nourrir. Ils ont disparu. En revanche, les lapins ont été assez malins pour développer leurs pattes arrière et s’adapter à un nouvel écosystème. L’analogie était pour moi troublante avec la vie politique et démocratique. C’était ma vision, très noire, de la situation à la fin des années 1990. Les traders et les prédateurs financiers apatrides se jouant des frontières avaient gagné la partie. Les tenants du pouvoir – la bourgeoisie installée, les rentiers, les hommes politiques des grands partis – n’avaient rien vu venir, même s’ils continuaient à faire illusion dans un monde qui avait bougé. En revanche, je considérais que le peuple, lui, s’en sortirait, quitte à faire une révolution ou à vivre dans les caves. Le film se terminait donc sur l’idée que les prédateurs, ces voleurs de démocratie, avaient gagné la partie avec leurs modems puissants et que les plus forts des juges ne pouvaient rien contre cela. J’avais une vision parcellaire de ce qu’était l’univers financier, le problème des paradis fiscaux, etc. Et là, je rencontre Ernest Bakes au Luxembourg (un ex-responsable de haut niveau de Clearstream NDLR) …
Qu’est-ce que ça change à ce moment-là ?
Denis Robert. Je découvre que les prédateurs, ces «dingos de la finance», sont piégés par l’informatique. Contrairement à ce que j’avais imaginé auparavant – c’est-à-dire que lorsque l’argent passe une frontière, il disparaît –, il y a une traçabilité des échanges financiers. Je découvre que les valeurs entrent dans une sorte d’immense ordinateur, qu’il y a des lieux centralisés où se dénouent les échanges financiers internationaux. C’est ma découverte de Clearstream. Je comprends à ce moment-là que le problème des paradis fiscaux est un leurre, l’enjeu étant le contrôle des chambres de compensation (1). Or, à l’époque, peu de gens savaient ce que c’était, même pas les juges. Plus grave, je découvre qu’une des deux chambres de compensation (Clearstream, l’autre étant Euroclear – NDLR) triche. Elle a mis en place une double comptabilité avec, à l’échelle internationale, un système industriel d’effacement des traces de transactions. L’enquête durera deux ans. Le premier livre sort en 2001. Je subis les premières plaintes en diffamation et je suis très peu soutenu par la presse. Je publie un deuxième livre et je récolte une deuxième salve de procès. Je commence à les gagner, puis, en 2006, débute une autre histoire, un scandale politique, avec l’histoire du trafic des listings par l’escroc Imad Lahoud. Cela va durer jusqu’à ce que je gagne en cassation, en 2011.
Après cette enquête, vous sentez-vous plus pessimiste encore qu’en 1996 ?
Denis Robert. Non, j’ai vieilli de dix ans et parfois la vie réserve de belles surprises qui peuvent changer la donne. L’affaire Cahuzac en est une. Elle montre l’absolue légèreté de la classe politique et du Parti socialiste, qui est au pouvoir en ce moment. Il a fallu que ce ministre fasse ces aveux incroyables pour que, soudain, on redécouvre un certain nombre d’évidences et qu’on parle de travailler sur l’évasion fiscale. Cela dit, ce n’est pas fait de manière intelligente, surtout quand on sait que le lobby bancaire est le plus puissant du monde.
Il y a des tas d’affaires qui sortent, mais rien ne bouge. Croyez-vous encore au journalisme ?
Denis Robert. Ça dépend des jours. Et cette question est complexe car on ne peut y répondre qu’en pensant le journalisme comme une activité sociale en interaction avec d’autres champs sociétaux… Le journalisme va mal car la démocratie va mal. Le journalisme n’est pas le responsable de ce malaise. Il en est le symptôme. La raison principale pour laquelle j’ai quitté Libé, c’est parce que je ne me supportais plus en auxiliaire de justice. Ça peut paraître gratifiant de faire tomber un ministre, mais ce n’est pas le but du jeu. On l’a bien vu avec Cahuzac. Mediapart fait le boulot mais ensuite Plenel joue les procureurs en demandant l’ouverture d’une information. Et le proc s’exécute. On marche sur la tête. La France n’est pas le pire pays où le journalisme est en perte de crédit et de repères. Aux États-Unis, malgré les whistleblowers (lanceurs d’alerte – NDLR) et Edward Snowden (2), je trouve la situation encore plus dramatique. Ce pays envoie quand même Bradley Manning (3) en cour martiale alors qu’il mériterait le prix Nobel du journalisme. Partout où la crise est la plus forte, le journalisme agonise. Regardez la Grèce, l’Espagne … Partout où la justice dysfonctionne, où les politiques sont trop aux ordres des magnats ou des lobbys, le journalisme doit se bagarrer, prendre des risques … Il y a une sorte de devoir supérieur d’informer surtout quand ça va mal … Le fait que Guéant ou Tapie et sa clique d’avocats soient au cœur de nouveaux scandales, c’est un double signal. Ça montre que la justice fonctionne un peu mieux aujourd’hui. Ça montre aussi que les journalistes, comme les juges, ont été en dessous de tout sous Sarkozy. Ce sont souvent les mêmes d’ailleurs dans les médias grand public. Je crois au journalisme, je crois aux livres, sinon je ne ferais pas ce que je fais.
Quel regard portez-vous sur la presse aujourd’hui ?
Denis Robert. Tous les modèles économiques de la presse sont en voie d’effondrement. S’il n’y avait pas les aides de l’État, tous les journaux disparaîtraient. Il est donc difficile de pratiquer un journalisme d’investigation ou de faire du journalisme, tout simplement. Le public est rétif à l’idée de payer une information. Mais les gens ne peuvent pas se plaindre d’être sous-informés et mettre en cause les journalistes s’ils ne paient pas. Une démocratie a besoin d’une presse indépendante, sinon elle meurt. Après, presse papier ou Internet, peu importe. Et le rôle d’un journaliste sera toujours de faire le tri entre ce qui est vrai ou faux. C’est un vrai métier. Personne ne croit vraiment à l’émergence d’un journalisme citoyen, bénévole, même si certaines informations viennent de là. À un moment donné, un travail de vérification est indispensable, et tout travail mérite salaire. Les journaux sont en train de mourir. Les vieux journalistes qui étaient des notables sont partis, et les jeunes qui les ont remplacés deviennent des «media workers», des petites mains qui travaillent soixante heures par semaine, sous-payées, pour produire une information de qualité médiocre. Mais je pense que de nouveaux modèles de journalisme vont émerger.
Qu’il s’agisse de vos livres, de vos films et même de vos toiles, il est souvent question du pouvoir et de l’argent. Quels rapports entretenez-vous avec la politique ?
Denis Robert. Je ne me sens pas militant. J’ai beaucoup de mal à aller manifester dans les rues. Chacun fait des choix dans sa vie, le mien n’est pas celui-là. On m’a proposé d’être tête de liste à des élections, au PS ou au Front de gauche. Peut-être qu’un jour j’aurai rendez-vous avec cela mais, pour l’instant, je côtoie un certain nombre de politiques et ils ne me font pas envie. Ils sont prisonniers de tas d’accords et n’ont plus cette liberté que j’ai aujourd’hui. Si je dois me lancer un jour en politique, ce qui m’intéresserait, surtout après Clearstream, c’est d’être député européen. Le Parlement européen est un vrai lieu de pouvoir où les lobbys sont surpuissants et où il faut se battre. Mais, pour l’instant, je n’ai qu’une vie et elle est déjà suffisamment occupée.
Cependant les affaires semble avoir constitué une rupture dans votre parcours…
Denis Robert. Beaucoup de gens ont pensé, à tort, que c’était un « bouquin de journaliste ». En fait, c’est un livre d’écrivain sur le travail d’un journaliste, même si les deux sont la même personne. Il ne révèle pas de scandales. C’est un exercice de recul qui consiste à braquer les projecteurs sur les rapports troubles entre journalistes, juges, hommes politiques et puissances financières. Du reste, je ne me considère pas comme un journaliste, pas au sens communément admis. Je ne suis plus dans la configuration où j’étais quand je suis entré à Libération. Tout ce que j’ai vécu, en particulier les dix années de l’affaire Clearstream, les procès, le fait d’avoir été un paria, d’avoir franchi le miroir et de me retrouver mis en cause dans les journaux télévisés, tout cela m’a rendu différent.
Pourquoi ce besoin de vous mettre en scène dans vos enquêtes ?
Denis Robert. Quand je fais l’enquête sur Clearstream, je suis extrêmement scrupuleux, même si j’écris à la première personne. Et le «j», ce n’est pas pour m’exhiber, mais pour mettre en perspective l’information. Je ne veux pas que le lecteur pense qu’elle tombe de nulle part et simuler une espèce de planète du savoir ou du secret. En utilisant le «je», je me mets dans la chaîne de l’information avec humilité. Et lorsque j’arrête d’écrire sur une affaire pour rédiger un roman, il me faut une période de décompression. Après, je deviens romancier à 100%.
Justement, êtes-vous journaliste ou romancier ?
Denis Robert. Avant Clearstream, j’avais fait la une du magazine Lire avec un roman. J’ai toujours accordé l’essentiel de mon intérêt à l’écriture. Je prends plus de plaisir à lire Richard Brautigan que des essais de journalistes, quels qu’ils soient. Je pense que la littérature est plus intéressante pour comprendre le monde que la lecture du journal. En tout cas, les deux sont nécessaires. En même temps, le terme de romancier ne me convient pas vraiment. Les fictions que j’ai écrites ont toujours un lien étroit avec le réel. Nous ne sommes pas très nombreux à faire ce type de littérature en France : je pense à Jean Hatzfeld, Lionel Duroy, Sorj Chalandon, par exemple, qui sont aussi passés par Libération. Je viens de cette famille-là. Libération a été un vivier, un laboratoire en matière d’écriture. Quand je suis arrivé à Libération, j’avais vingt-deux ou vingt-trois ans, cela a été extrêmement formateur. D’autant que les journalistes que j’ai aimés sont plutôt des «gonzo», des types qui utilisaient la fiction pour dire le réel, comme Hunter S. Thomson ou Tom Wolfe. Ce n’est peut-être pas facile à comprendre, mais on peut être plusieurs personnes en même temps. Peut-être qu’un de mes problèmes, c’est de ne pas avoir vraiment franchi le pas de l’écriture, encore qu’il me semble que j’y suis arrivé à certains moments dans ma vie.
Véronique VALENTINO
(1) Une chambre de compensation sert au transfert international des valeurs inscrites sur les comptes des banques, à l’enregistrement des transactions et à leur archivage.
(2) Ancien agent de la CIA qui a révélé le système d’espionnage Prism mis en place par l’Agence nationale de sécurité américaine (NSA).
(3) Bradley Manning est le soldat américain accusé d’avoir transmis à WikiLeaks des documents militaires américains confidentiels classés secret-défense.