L'islamisme est-il soluble dans le zapatisme ?
Nous avons retrouvé un texte passionnant (et un peu stupéfiant) de Fausto Giudice sur la proposition qui avait été faite par un groupe de Musulmans aux Indiens du Chiapas de se convertir à l'Islam aux débuts de leur révolution, en 1994. Proposition poliment déclinée par les Zapatistes après discussion en assemblée. Mais qui n'était pas aussi absurde qu'il y paraît, après lecture du texte très fouillé de Fausto Giudice. Il y avait des éléments de concordance. Des années après, le terrorisme islamiste apparu au grand jour, on ne peut qu'applaudir la clairvoyance des zapatistes, qui ont ont choisi un tout autre chemin. Le commandant Marcos est l'anti-Oussama Ben Laden. Ben Laden était sinistre et fantomatique, Marcos est vivant et réel. Autant Ben Laden, sorte de reconstitution télégénique du Vieux de la Montagne, le chef mythique des Haschichine, était une figure manipulée, autant Marcos est irrécupérable par le système impérial, car il a les deux pieds bien plantés dans la boue du Chiapas et puise sa force dans la population qui le contrôle. Et c'est grâce à cet ancrage dans un territoire précis que les zapatistes ont pu aussi bien échapper au piège du terrorisme dans lequel sont tombés trop de groupes islamistes, de l'Algérie à l'Ouzbékistan, que dans l'autre piège, celui de l'électoralisme.
Dans une des premières interviews accordées à la presse mexicaine en 1994, le sous-commandant insurgé Marcos, chef militaire et porte-parole de l'Armée zapatistes de libération nationale (EZLN), répondant á la question : "Êtes-vous catholique ?", déclarait : "Je ne répondrai pas à cette question. Si je vous répondais que je suis musulman, vous écririez que nous sommes islamistes".
À cette époque, peu de temps après que les zapatistes étaient apparus au grand jour dans le Chiapas par une action d'éclat : l'occupation-surprise simultanée d'une douzaine de villes à l'aube du 1er janvier 1994 -, un groupe de Musulmans les avaient approchés pour leur proposer de se convertir en masse à l'Islam. Les zapatistes, après avoir consulté leurs bases, avaient courtoisement décliné l'offre. Celle-ci émanait d'un groupe de convertis espagnols à l'Islam, les Mourabitoune, fondé par un Écossais (Ian Dallas) converti à l'Islam soufi sous le nom de Cheikh Abdelkader Assoufi Al Mourabit, lors d'un voyage au Maroc dans les années soixante. Depuis cette période, environ 300 Indiens, principalement Tzotzils, se sont convertis à l'Islam dans le Chiapas. Ils ont construit une petite mosquée dans un champ de maïs en périphérie de San Cristobal de Las Casas et ont ouvert dans cette ville une pizzeria halal. Une bonne partie des convertis n'en sont pas à leur première conversion.Souvent, ils ont auparavant été convertis au protestantisme, ce qui a produit des conflits dans les villages, les caciques catholiques les persécutant et les contraignant à quitter leurs maisons pour s'exiler en périphérie des grandes villes de l'État du Chiapas.
Les Indiens et l'Église catholique
L'éloignement des Indiens de l'Église catholique ne date pas d'hier. La hiérarchie catholique mexicaine, tout en tolérant des apports indiens dans les rites religieux, dont le plus spectaculaire est la Vierge noire de Guadalupe, s'est toujours méfiée de la théologie de la libération, lancée par le Conclave de Medellin en Colombie dans les années 60, et dont les plus illustres représentants ont été le prêtre-guérillero colombien Camilo Torres, le prêtre brésilien Leonardo Boff, l'évêque des pauvres, lui aussi brésilien, Dom Helder Camara et le jésuite nicaraguayen Ernesto Cardenal, qui fut ministre sandiniste, objet d'une réprimande publique de la part de Jean-Paul II lors de la visite historique du Pape au Nicaragua.
Au Mexique, la révolution de 1910 fut fortement marquée par le positivisme et la franc-maçonnerie, et l'anticléricalisme du régime issu de cette révolution provoqua une révolte de paysans catholiques "réactionnaires" dirigés par des curés-guérilleros, les Cristeros, qui dura plusieurs années dans les années 30. Lorsque les soldats-paysans, indiens et métis, de l'Armée de libération du Sud, dirigés par Emiliano Zapata, firent leur entrée dans Mexico, vêtus de blanc et statue de la Vierge en tête, en 1914, les habitants de la capitale hésitèrent entre les ricanements sarcastiques et la peur.
Au Chiapas même, le rôle de l'évêque Samuel Ruiz, fut important dans l'éveil des consciences qui fut à l'origine de la création de l'Armée zapatiste de libération nationale. Samuel Ruiz, sans être à proprement parler un adepte de la théologie de la libération, sut se mettre à l'écoute des populations indiennes, majoritaires au Chiapas. Les catéchistes formés dans les années 60 et 70 jouèrent un rôle important dans l'éducation des populations, comparables à celui des madrasas dans des pays musulmans rendus schizophrènes par la kémalisation comme la Turquie ou le Pakistan.
Un fonctionnement très islamique
Et l'Islam dans tout ça, direz-vous ?
Si on y réfléchit, l'Islam ne devrait pas être si étranger que cela à la culture mexicaine, qui est syncrétique. Les racines arabo-andalouses sont profondes dans une des "trois cultures" constituant le substrat mexicain : la culture espagnole, les deux autres étant la culture aztèque et la culture maya. Il existait un quartier dans le vieux Mexico, où habitaient des marranesdes Juifs et des Musulmans convertis au catholicisme -, lesquels, pour bien montrer qu'ils étaient devenus de bons catholiques, faisaient rôtir à la broche et consommaient des porcs dans la rue, devant leurs habitations. Or, on sait que la plupart des marranes, qu'ils eussent été musulmans ou juifs, continuèrent à pratiquer en secret les rites de leur religion originelle.
Un autre trait, plus fondamental, est commun aux sociétés indiennes du Mexique et aux sociétés musulmanes, qu'elles soient arabes, berbères ou même afghanes. Il s'agit du processus de prise de décision collective,
L'Armée zapatiste de libération nationale est organisée selon le principe de la démocratie directe. Les assemblées villageoises de base discutent jusqu'à atteindre le consensus sur toutes sortes de questions relatives à l'organisation de la lutte politique et militaire et, plus généralement, de la vie collective. Contrairement aux systèmes de démocratie représentative, il n'y a pas de votes, au terme desquels le minorité se soumet à la majorité. L'avantage de ce système est évident : le consensus est atteint en réalisant un compromis entre tous les points de vue et toutes les propositions. Une fois la décision prise, elle est approuvée par l'ensemble de la communauté, dont tous les membres seront soucieux de la mise en oeuvre de la décision prise.
C'est le même principe qui est en oeuvre dans les systèmes traditionnels musulmans, celui de la choura, qu'on traduit généralement par consultation mais qu'on pourrait aussi traduire par concertation consensuelle. La pratique de la choura, qui a connu bien des vicissitudes, a été effective très longtemps, aussi bien dans les jamaat de la Kabylie algérienne que dans la Loya Jirga afghane. Le Majlis Ach Choura du Front islamique de Salut algérien voulait s'inspirer de l'assemblée consultative des compagnons du Prophète à Médine. Mais ce Majlis algérien était loin d'être un parangon de démocratie directe, s'apparentant plus à un parlement autoproclamé traversé par deux grands courants et de surcroît fortement infiltré par les services de renseignement du régime. Ainsi, lors du grand débat qui opposa les deux tendances principales du FIS jézaïristes emmenés par Abdelkader Hachani et salafistes emmenés par Abassi Madani - sur la participation ou non aux élections législatives de décembre 1991, le débat prit la tournure d'un affrontement en vase clos, sans aucune consultation de la base du FIS. Résultat : le piège tendu par le régime militaire et ses services se referma comme une tenaille sur les malheureux fisistes, qui se retrouvèrent, après avoir gagné le premier tour des élections, internés au Sahara, puis assassinés ou, dans le meilleur des cas, exilés aux quatre coins de la planète.
Autre exemple plus récent de cette pratique : le journaliste français Alexandre Jordanov, fait prisonnier par la résistance irakienne en 2004, a raconté qu'il était passé en l'espace de cinq jours entre les mains de huit groupes différents. Dans chaque groupe, il avait subi le même traitement : installé au milieu d'une assemblée de combattants, il les avait entendus discuter tous ensemble des diverses options : exécution immédiate, demande de rançon, revendications politiques ou remise en liberté. C'est dans son cas et pour son plus grand bonheur la dernière option qui a prévalu.
Mais on peut constater que dans le monde musulman - ou prétendu tel - d'aujourd'hui, la démocratie directe telle qu'elle régna à Médine aux temps du Prophète ou telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui au Chiapas est pratiquement inexistante : soit ses formes traditionnelles ont disparu, soit elles sont ranimées artificiellement pour être manipulées par les tyrans ou les occupants, comme c'est le cas en Kabylie avec les archs ou en Afghanistan avec la Loya Jirga. Pourtant, il y a dans la culture, dans la vie quotidienne, dans les traditions de la population musulmane des beaux restes, sur lesquels tout mouvement authentique de libération aurait intérêt à s'appuyer.
Prenons l'exemple palestinien : les dirigeants nationalistes laïcs de l'OLP ont fait le choix, qui s'est révélé tragique, de la négociation secrète avec l'occupant sioniste pour aboutir aux Accords d'Oslo. Le peuple palestinien a été mis devant le fait accompli. Il a en fin de compte rejeté ces Accords, qui prétendaient l'enfermer dans une cage, mais les dirigeants palestiniens n'ont pas su tirer les conclusions de ce rejet. Ils se retrouvent donc aujourd'hui piégés par le système impérial, empêtrés dans un simulacre d'État démocratique libéral sans aucun pouvoir. Or, la population palestinienne est composée d'hommes, de femmes et d'enfants qui vivent dans des structures familiales et claniques très fortes. Ce sont ces structures qui ont permis à ce peuple de résister et survivre à plus de 50 ans de spoliation et d'oppression. Chaque famille palestinienne est un mini-parlement, où se retrouvent toutes les sensibilités politiques, des jihadistes aux communistes, en passant par les libéraux et les nationalistes laïcs. C'est sur cette réalité bien tangible qu'aurait pu s'appuyer le mouvement de libération palestinien pour développer une démocratie directe authentique, originale et efficace.
Les allusions à la choura sont rares dans le Coran. Il n'y en a que deux et elles ne précisent pas les modalités pratiques de cette consultation en vue d'une concertation.
Du Maroc à l'Indonésie, les Musulmans épris de liberté, de justice et de démocratie sont aujourd'hui à la recherche de la "formule miracle" pour renverser les tyrans et les systèmes qui les oppriment et répriment. La recherche des réponses à leurs questions dans le passé glorieux de la Oumma se heurte à l'ignorance et à toutes sortes de manipulations et de contes pour enfants, mais aussi à une limite naturelle : nous vivons aujourd'hui à l'heure d'une société mondialisée, globalisée et les six milliards et demi d'humains vivants se posent tous les mêmes problèmes. Chaque Musulman libre et actif peut et doit se pencher sur les expériences des mouvements de libération d'autres aires culturelles que la musulmane. Il pourra trouver des réponses qui l'aideront à sortir de l'impasse dans laquelle les Musulmans sont enfermés, au moins depuis le 11 septembre 2001, qu'on pourrait appeler "le jihad manipulé".
L'expérience à mon avis la plus riche d'enseignements est celle des zapatistes mexicains, qui se sont mis au travail en 1983. Cette expérience vieille de 22 ans est la réponse la plus originale d'une communauté humaine en butte aux effets ravageurs de la globalisation capitaliste et vivant dans les marges de l'arrière-cour la plus proche du centre géographique de l'Empire yankee.
"Commander en obéissant"
Faisons d'abord un flash-back historique. L'aventure zapatisteil faudrait dire de fait "néo-zapatiste" commence en 1983, lorsque six militants "blancs" urbains, rescapés d'un groupe de guérilla urbaine de matrice marxiste-léniniste, se réfugient au Chiapas, province reculée et marginalisée du sud-est mexicain. Autant le Chiapas est riche en ressourcesil fournit une bonne partie de l'eau potable consommée par les 20 millions d'habitants de la capitale Mexico -, autant sa population est pauvre : un enfant sur deux y mourait avant l'âge de cinq ans au milieu des années 80. Appartenant depuis la conquête espagnole au Guatemala, le Chiapas n'a été rattaché au Mexique qu'au XIXème siècle. Sa population indienne, de culture maya, se compose principalement de Tzotzils, de Tzeltals, de Tojolabals, de Chols et de Chamulas. Des Lacandons, population originelle et quasi-mythique qui a donné son nom à la jungle lacandone, il ne reste plus que 300 personnes frappées de tares liées à l'endogamie. Ces Indiens du Chiapas ont résisté plus longtemps qu'ailleurs aux Conquistadores, puisque les dernières guerres indiennes y ont eu lieu à la fin du XIXème siècle.Dans l'imaginaire de la génération de 1968, le Chiapas a joué le rôle d'une nouvelle frontière et plus d'un hippie ou baba-cool de la capitale a rêvé de s'y installer pour fuir la folie et le stress métropolitains. De nombreux groupes gauchistes y ont envoyé des "missionnaires", qui ont échoué à "convertir" la population à leurs idées révolutionnaires, mais l'ont néanmoins habituée à écouter les discours les plus extravagants et à lire les tracts les plus surréalistesmaoïstes, trotskystes et autres. De plus, pas mal d'habitants du Chiapas ont fait l'expérience de la migration, vers la capitale ou même vers les USA. Enfin, de nombreux étrangers visitent le Chiapas et certains s'y sont installés définitvement. La population chiapanèque est donc certes indienne en majorité, mais ouverte sur le monde.
Marcos et ses cinq compagnons fonctionnèrent différemment des avant-gardes autoproclamées censées apporter de l'extérieur la vérité révolutionnaire aux masses : se fondant dans la population locale, ils se mirent à son service et à son écoute. Ils s'initièrent aux langues, aux moeurs et à la vision du monde des Indiens. Le grand précepteur de Marcosqui prit ce nom de combat en hommage à un camarade mortne fut ni Marx ni Lénine, mais le vieil Antonio, qui lui transmit tout son savoir en lui racontant des histoires le soir à la veillée. En une dizaine d'années, l'Armée zapatiste se constitua petit à petit. C'était les assemblées villageoises qui choisissaient les jeunes gens aptes à rejoindre l'armée, en fonction de leurs capacités et disponibilités. Tout jeune homme ou jeune femme choisi comme soldat devait se procurer une arme par ses propres moyens, en vendant une vache ou un autre bien. La plupart des armes des zapatistes furent ainsi achetées à des policiers ou des militaires de l'armée fédérale.
Les Indiens du Chiapas sont des prolétaires au sens étymologique, puisque leur seule richesse est constituée par les bras de leurs enfants. En même temps, ces paysans sont intégrés dans l'économie-monde, puisque leurs revenus dépendent des cours mondiaux du café. La chute brutale du prix du café en 1992 amena les assemblées villageoises à décider à l'unanimité d'entrer en guerre.Considérant à juste titre que pour faire la guerre, il faut un commandement et un chef uniques, le Conseil clandestin révolutionnaire indigène de l'EZLN, assemblée souveraine composée des commandants et capitaines des unités combattantes, désignés par leurs bases, désigna Marcos, qu'il intronisa au cours d'une cérémonie maya appelée le "caracol" (l'escargot), où lui furent remis les sept insignes symboliques du pouvoir, à commencer par un épi de maïs. Mais Marcos ne fut fait ni général ni colonel. Il choisit le titre comique de "sous-commandant", pour bien signifier que tout en étant le chef militaire suprême, il entendait bien obéir à la communauté. C'est ce que traduit la devise de Marcos : "Commander en obéissant" (Mandar obedeciendo).
"Tout pour tous, rien pour nous-mêmes"
C'est ici qu'il faut signaler l'originalité absolue de l'armée zapatiste, qui la distingue de tous les groupes politico-militaires passés et présents en Amérique latine, aussi bien castro-guévaristes que trotskystes, maoïstes ou marxistes traditionnels. À la différence de tous ces mouvements, l'EZLN ne cherche pas à prendre le pouvoir politique. Comme dit Marcos, "nous sommes soldats pour qu'il n'y ait plus jamais de soldats". La devise de l'EZLN est :"Tout pour tous, rien pour nous-mêmes". La lutte armée de l'EZLN a duré exactement 12 jours en janvier 1994 et elle n'a jamais brisé le cessez-le-feu proclamé alors. Elle est bien sûr restée mobilisée et en armes. Lorsque, après son apparition au grand jour, quelques bombes éclatèrent dans des grandes villes dont Mexico et furent immédiatement attribuées à ses sympathisants, l'EZLN déclara solennellement :"Les parkings souterrains ne sont pas nos ennemis".
Depuis 1994, l'EZLN a su résister à toutes les provocations et a ainsi évité de tomber dans la spirale de la violence manipulée. Il a été radicalement impossible pour le pouvoir fédéralce que les zapatistes appellent le "malgobierno" (la malgouvernance) d'enfermer les zapatistes dans l'impasse mortelle du terrorisme. Philosophiquement, les zapatistes estiment qu'ils se battent pour "un monde contenant tous les mondes" et refusent la perspective d'un contrôle totalitaire de la société à laquelle ils imposeraient un modèle révolutionnaire unique, au nom de "l'homme nouveau". Bref, le slogan bolchevik russe "Nous ferons le bonheur de l'humanité avec une main de fer" n'est vraiment pas leur tasse de thé.
Depuis 2003, les zapatistes ont crée des conseils municipaux autonomes dans 60 villages du Chiapas. Ces organes d'autogestion par la société civile sont appelés "caracols de bonne gouvernance" et sont composés de civils, à la fois des anciens et des jeunes qui ont l'âge de la révolution néo-zapatiste. "Les soldats", disent les zapatistes, "ne doivent pas diriger la société". Les caracols fonctionnent par commissions thématiques et organisent la vie quotidienne des habitants. Ils ne sont pas élus mais désignés par les assemblées villageoises et leurs membres peuvent être démis de leur mandat et remplacés à tout instant, en vertu d'un principe appliqué une seule fois auparavant dans l'histoire du mouvement révolutionnaire moderne, en l'occurrence par la Commune de Paris au printemps 1870.
Résurrection de Gramsci
S'il fallait à tout prix rechercher une filiation du mouvement zapatiste dans l'histoire du marxisme, c'est à l'Italien Antonio Gramsci qu'il faudrait se référer. Cet intellectuel cultivé sarde créa à la fin de la Première Guerre mondiale le mouvement "Ordine Nuovo" (Ordre nouveau) à Turin, capitale industrielle et ouvrière du royaume d'Italie. Il fut le premier chef du Parti communiste italien, fondé en 1921. Dans son rapport présenté à l'Internationale communiste à Moscou sur le mouvement de grèves des ouvriers turinois de 1920, qui occupèrent leurs usines et créèrent des conseils d'usine, Gramsci tenta courtoisement d'expliquer aux fonctionnaires russes et allemands de l'Internationale, qui furent interloqués et ne comprirent pas le message, qu'en Italie, à la différence d'autres pays, ce n'était pas le parti qui commandait aux masses, mais les masses qui commandaient au parti.
C'est aussi Antonio Gramsci qui a forgé un concept décisif, celui d'"intellectuel organique". Prenant le contrepied de Lénine, qui, s'inspirant de Plekhanov, voyait l'intellectuel comme un personnage extérieur à la classe ouvrière, lui apportant la "conscience" de l'extérieur (d'en haut), Gramsci a développé la vision d'un intellectuel collectif, totalement intégré dans les classes populaires et partageant leur savoir et leurs traditions. Mais Gramsci n'a pas eu le temps de mettre en pratique ses idées. Emprisonné sous Mussolini, il mourut dans une prison fasciste.Le procureur qui avait réclamé sa condamnation avait déclaré au procès :"Il faut empêcher cet homme de penser pendant 20 ans." Pour revenir au Mexique, il faut rappeler que Mussolini, ancien combattant de la Première Guerre mondiale et ancien socialiste, devait son prénom de Benito à Benito Juarez, leader indien de la guerre populaire menée par les Mexicains pour se débarrasser de l'Autrichien Maximilien, un "empereur" falot placé sur le trône mexicain par Napoléon III. Si Benito Juarez triompha militairement du corps expéditionnaire français envoyé occuper le Mexique, il fut écarté du pouvoir, qui ne l'intéressait pas vraiment, par Porfirio Diaz, dont la dictature "scientifique" dura de 1876 à 1910 (il finit ses jours à Paris). Le destin de Benito Juarez n'est pas sans évoquer celui de Giuseppe Garibaldi, le "libérateur des deux mondes" - qui, avant de combattre pour la libération de l'Italie, se battit pour la république du Rio Grande do Sul au Brésil et pour la défense de Montevideo contre les troupes du dictateur argentin Rosas -, écarté de la vie politique après la réalisation de l'unité italienne sous la houlette du royaume de Savoie et du Premier ministre Cavour, ou même celui de Che Guevara, mort tragiquement alors qu'il tentait de rééditer la tactique de la guérilla qui avait réussi à Cuba, qu'il avait quittée, ne se sentant plus à sa place comme ministre, signataire des billets de banque de la nouvelle République.Ou encore, on pourrait évoquer le destin d'Emiliano Zapata, le leader historique de l'Armée de libération du Sud, qui fut assassiné par traîtrise en 1919, quelques années après avoir refusé de prendre le pouvoir à Mexico, pouvoir qu'il aurait sans doute du disputer à l'autre grand leader populaire de la Révolution, Pancho Villa, surnommé le Centaure du Nord et, par ses ennemis, "l'Attila du Sonora"Š
Marcos, le "Bien-Guidé"
Cet "intellectuel organique" que Gramsci ne put personnifier, on en trouve le prototype réel et bien vivant chez Marcos. Cet homme de moins de 50 ans qui a passé 22 ans dans la jungle, a su restituer au monde, en utilisant les médias modernes et post-modernes, la parole des "hommes véritables", les Mayas, leur parole, leur vision du monde, leurs aspirations, dans un langage littéraire, humoristique et percutant, se faisant ainsi l'interface entre des Indiens marginalisés et la société civile globale. Et ce n'est sans doute pas un hasard si tant de militants altermondialistes italiens sont présents en permanence au Chiapas. Ne sont-ils pas en fin de compte attirés par le personnage gramscien apparu chez les Mayas, le fumeur de pipe plein d'humour, l'écrivain cultivé et armé au visage caché par un passe-montagne ?
La révolution zapatiste, c'est clair, ne veut pas "changer l'homme" pour réaliser "l'homme nouveau" cher aux bolcheviks et à tous les communistes, dont le rêve s'est transformé en cauchemar, de Moscou à Pyong Yang, en passant par Pékin, Tirana, Belgrade et Bucarest. Et s'ils sont solidaires du peuple cubain soumis à l'embargo US depuis plus de 40 ans, ils n'en prennent pas moins leurs distances avec le régime autoritaire de Fidel Castro, surnommé avec une ironie affectueuse par Marcos Schwarzenegger !
On pourrait qualifier la révolution zapatiste de "révolution conservatrice" si ce terme n'avait pas une connotation négative, du moins en Europe, où il a désigné le courant de la droite nationaliste allemande entre les deux guerres mondiales. Les zapatistes veulent en effet émanciper le peuple de la misère et de l'oppressionune des premières revendications des femmes zapatistes fut "des machines à laver dans tous les villages", l'alcool et la prostitution sont interdits dans les zones temporairement libérées par les zapatistesmais en conservant et en préservant la nature contre les appétits qu'aiguisent les richesses du Chiapasla jungle lacandone s'élève au-dessus d'importants gisements de pétrole et d'uraniumet permettant aux Indiens d'exercer leurs droits ancestraux sur la terre tout en pratiquant leurs langues et leurs cultures. Cette révolution s'inscrit dans la longue durée chère à Fernand Braudel, 1600 ans d'histoire maya, dont 500 ans de résistance aux colonisateurs espagnols. Un dirigeant paysan du Chiapas en visite à Paris m'a montré les photocopies du dossier de défense dans un procès mené par sa communauté depuis 40 ans pour récupérer ses terres, dont elle avait été spoliée. Ces photocopies étaient celles de documents signés par le roi d'Espagne en 1763, dans lesquels celui-ci reconnaissait que les terres en question appartenaient aux Indiens, qui étaient les ancêtres des paysans militants d'aujourd'hui.
Face à la globalisation capitaliste qui tend à écraser tout ce qui résiste à la transformation du monde et des hommes en marchandises soumises aux lois du marché, à instaurer un modèle unique de production, de consommation, de pensée et de culture, les zapatistes sont à la fois des véritables écologistesqui luttent pour préserver la diversité biologique et naturelleet des véritables altermondialistesqui luttent pour remettre le monde à l'endroit en préservant la diversité culturelle.
Et si Marcos, porte-parole et "intellectuel organique" des "hommes véritables", n'était autre que le Mehdi ? Ou au moins, le sous-Mehdi ? Rappelons pour conclure que le Mehdi, contrairement à ce que croient des Musulmans mal informés, n'est pas "le Guide", mais le "Bien-Guidé", un homme dont les compétences de chef lui viennent de sa capacité d'être à l'écoute aussi bien du Ciel que de la Terre, de son Dieu que des hommes, un homme qui ne prend pas ses désirs et ses fantasmes pour la réalité, étranger à toute soif de pouvoir.
Bref, Marcos est l'anti-Oussama Ben Laden. Autant Ben Laden est sinistre et fantomatique, Marcos est vivant et réel. Autant Ben Laden, sorte de reconstitution télégénique du Vieux de la Montagne, le chef mythique des Haschichine, est une figure manipulée, autant Marcos est irrécupérable par le système impérial, car il a les deux pieds bien plantés dans la boue du Chiapas et puise sa force dans la population qui le contrôle. Et c'est grâce à cet ancrage dans un territoire précis que les zapatistes ont pu aussi bien échapper au piège du terrorisme dans lequel sont tombés trop de groupes islamistes, de l'Algérie à l'Ouzbékistan, que dans l'autre piège, celui de l'électoralisme. Non seulement les zapatistes ne présenteront pas de candidat à l'élection présidentielle de juillet 2006, mais ils ne soutiendront aucun des candidats en lice. Leur souci principal reste la construction et la consolidation d'une base sociale, économique et culturelle qui les rende autonomes et indépendants du système dominant et leur permette progressivement d'étendre la "zone temporairement libérée" au-delà du Chiapas.
Je ne peux donc en guise de conclusion que conseiller aux Musulmans désireux d'apprendre de l'expérience zapatiste de se rendre à la prochaine rencontre "intergalactique" préparée par les zapatistes et qui aura lieu en décembre 2005 ou janvier 2006. Ils pourront vérifier par eux-mêmes mes affirmations.
Fausto Giudice
Date de parution de l'article original: 30/09/2005
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