L'AUTRE QUOTIDIEN

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Inde : a-t-on le droit d'imposer aux autres d'être végétariens ?

Certains des enfants les plus pauvres de l'Inde se sont vus interdits de consommation d'œufs par des fanatiques de droite hindous. Le Ministre en chef végétarien de l'État du Madhya Pradesh, Shivraj Chauhan, du Bharatiya Janata Party au pouvoir (BJP), ne permettra pas d'œufs dans les repas scolaires de l'après-midi parce que c'est pour lui une «question sentimentale». 

En bleu, les États ayant interdit l'abattage de bovins, en rouge ceux qui ne l'ont pas fait.

Il est peu probable que vous compreniez parfaitement cet article si vous ne connaissez pas bien l'Inde. Sauver les vaches de l'abattoir est toujours une cause noble. Et quand on sait ce que veut dire "abattoir" en Inde, c'est à dire une pure abomination, on a encore plus tendance à soutenir de coeur les hindous qui veulent interdire pour des motifs religieux l'abattage de vaches. Maintenant, il faut comprendre que les Dalit, les intouchables, les pariahs, les tribaux, les musulmans, tous ceux qui sont considérés en-dessous de tout en Inde, se nourrissent aussi de vaches, des bas morceaux très peu chers, vu l'immense quantité de bovins dont on ne sait que faire en Inde, et dont les propriétaires (souvent hindous) ne demandent pas mieux que de se débarrasser contre quelques centaines de roupies. Il s'agit donc aussi, au-delà de considérations sur la compassion envers les animaux, d'un problème directement politique : celui des droits des minorités dans un état dirigé désormais par l'extrême-droite religieuse hindoue. Ce qui explique qu'Arundhati Roy, qui n'est pas une sanguinaire, et aime les vaches autant que nous, ne voit pas cette interdiction de l'abattage dirigée essentiellement contre les musulmans indiens de la même manière que la verrait, spontanément, un végétarien européen.

L'Académie indienne de pédiatrie affirme que plus d'un demi-million d'enfants meurent en Inde avant d'atteindre l'âge de cinq ans - environ un enfant chaque minute - parce qu'ils ne reçoivent pas assez à manger. Le pays possède également le plus grand nombre de personnes souffrant de malnutrition dans le monde (194, 6 millions selon les estimations). Il y a deux fois plus d'enfants souffrant de famine en Inde qu'en Afrique sub-saharienne. Ils manquent de protéines, de vitamines, de fer et d'autres éléments nutritifs et les œufs sont une source bon marché et efficace de ces éléments, sauf la vitamine C. La dernière enquête nationale sur la santé des familles il y a une décennie a révélé que près de la moitié des enfants présentaient une insuffisance pondérale et que plus d'un tiers avaient un retard de croissance. Dans le Madhya Pradesh, 52% des enfants souffrent de malnutrition.

La faim est une réalité de la vie quotidienne en Inde, en particulier pour les populations tribales, les dalits (la plus basse caste hindoue, auparavant considérés comme intouchables parce qu'ils nettoyaient les excréments ménagers), les travailleurs agricoles et les pauvres en milieu urbain. Et dans ces familles, les femmes et les filles sont les premières à souffrir de la faim. De l'autre côté de la fracture sociale, il ya une pandémie d'obésité chez les enfants des riches et des castes supérieures vu que la malbouffe pénètre le marché. Un peu plus de 30% des Indiens sont végétariens, mais le végétarisme fait l'objet d'une fixation idéologique pour le nouveau régime. C'est seulement dans un cinquième de toutes les familles que chaque membre est un végétarien. La majorité des végétariens appartiennent aux castes supérieures, principalement celle des brahmanes. Les femmes sont plus susceptibles d'être végétariennes que les hommes, en partie parce que la plupart d'entre elles ne peuvent pas manger à l'extérieur de leur foyer tandis que les hommes issus de familles végétariennes peuvent souvent faire des escapades pour un repas non-végétarien. Le nombre de végétariens serait encore moindre si moins d'Indiens vivaient dans des familles élargies traditionnelles. Les végétariens sont concentrés principalement dans le nord et l'ouest de l'Inde, exactement là où le BJP a une présence dominante. Peu de végétariens en Inde sont également des végétaliens même si, comme Gandhi l'a fait valoir, le lait n'est pas plus végétarien que les œufs.

 

Shivaji; le guerrier du Maharashtra héros du Shiv Sena de Bal Thackeray (l'extrême-droite hindoue, très forte à Mumbai) et du BJP (droite extrême ? hindoue, maintenant au pouvoir en Inde) sauve une vache de l'abattoir musulman.

Pour les enfants indiens pauvres souffrant de malnutrition, la forte teneur en matières grasses des œufs est vitale pour leur développement cérébral. Il est facile de se procurer des œufs vu que les familles rurales les plus pauvres ont aussi leur propre volaille pour compléter leurs revenus. Les enfants de ces familles vont dans les écoles publiques et sont nourris par les programmes gérés par l'État où la corruption signifie que le peu qui leur est donné est souvent volé, dilué ou frelaté. Au moins avec des œufs, chaque enfant peut informer s'il a reçu des œufs et la corruption serait plus facile à combattre. L'interdiction des œufs ne se produit pas seulement dans les États gouvernés par le BJP. Elle est également appliquée dans les États où les programmes d'alimentation ont été sous-traités à des groupes hindous comme le mouvement Hare Krishna.

Rien de tout cela n'a d'importance pour les castes supérieures, qui sont aussi la partie la plus riche de la population. Elles peuvent se permettre les alternatives végétariennes pour leurs enfants sans avoir à compter sur les écoles et les programmes gouvernementaux. Mais elles sont obsédées par la notion de «pureté», dans la mesure où les castes inférieures et les musulmans sont considérés comme impurs puisqu'ils mangent de la viande et travaillent dans l'industrie du cuir. Narendra Modi, le Premier ministre indien, vient de cette tradition intolérante comme presque tout le haut du panier du BJP au pouvoir. Beaucoup d'entre eux sont du Gujarat où le jaïnisme* a une forte influence culturelle et idéologique avec sa version extrême du végétarisme qui interdit de manger de l'ail, de l'oignon, des légumes-racines, du miel ou des aliments fermentés. Les Jaïns ont la réputation d'être des hommes d'affaires sans scrupules et leur compassion pour les animaux et les insectes ne s'étend pas toujours à leurs frères humains.

Cela n'est pas la première attaque de la droite hindoue contre les habitudes alimentaires des Indiens pauvres. La viande de bœuf, qui est une source importante de protéines pour les musulmans, qui sont beaucoup plus pauvres que les hindous, est interdite dans la plupart des États indiens. Dans une ville du riche État du Maharashtra, la police a récemment commencé à photographier chaque vache, taureau et bœuf avec son propriétaire pour mettre un terme l'abattage illégal. Comment la police va-t-elle pouvoir vérifier l'origine d'un steak à partir de sa base de données de photos de bovins vivants ? C'est une énigme pour la plupart des Indiens. L'interdiction de la viande bovine, cependant, ne concerne pas les buffles d'eau, et l'Inde reste le premier exportateur mondial de viande de bœuf, qui lui rapporte plus que la vente de son célèbre riz basmati. L'hostilité de la droite hindoue envers les habitudes alimentaires des pauvres est sa manière de marquer son contrôle; morale de cette histoire : entre de mauvaises mains, même le végétarisme peut devenir un instrument d'oppression.

Supriyo Chatterjee

* Le jaïnisme est une religion plusieurs fois millénaire, présente principalement en Inde. Il ne croit pas à un créateur ou à un destructeur de l'univers. Il met l'accent sur la non-violence envers toutes les créatures vivantes comme une valeur suprême et croit en la réincarnation et en la libération du cycle des naissances et décès par une stricte autodiscipline ou Jina ("conquérant"), d'où il tire son nom. Autrefois religion dominante dans l'Inde ancienne, il a aujourd'hui environ quatre millions d'adeptes.