Pourquoi les djihadistes sont loin d'être des nihilistes, par Clarisse Gorokhoff
Selon Olivier Roy, politologue et spécialiste de l’Islam “le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste”. Rien à voir pourtant avec le nihilisme d'un Emil Cioran, par exemple. La lucidité sur soi-même du vrai nihiliste leur fait défaut - elle les conduirait immanquablement à penser qu'une mort éclatante n'a pas plus de sens qu'une vie éclatante.
Il arrive à la terrasse d'un café branché, un vendredi soir, la démarche traînante, le regard hagard. Il a apparemment besoin d'un café. A peine assis sur sa chaise en osier que BOUM le voilà qui explose et avec lui une petite partie de l'humanité : celle qui ne voulait surtout pas, contrairement à lui, crever. Et surtout pas comme ça : froidement assassinée.
Mais qu'est-ce qu'il voulait ce type au regard hagard sur sa chaise en osier qui nous a arraché un morceau (jeune et joyeux) d'humanité : mourir ? tuer ? se venger ? faire enfin savoir au monde entier qu'il aura, un jour, terriblement, existé ?
En un acte extrêmement bref de destruction immédiate tel que tuer des individus en se faisant exploser dans un lieu public il semble qu'on puisse créer un impact sur le monde plus puissant encore que toute une vie consacrée à la création d'une oeuvre, d'une pensée. Quand on a rien à apporter, encore moins à créer, l'option peut paraître tentante...
Les terroristes djihadistes qui depuis quelques années font surgir leur violence et par là-même leur existence jusque dans la sphère intime de nos vies, ont un point commun qui, plus encore que la confession religieuse ou les origines socioculturelles, est capable de fédérer des individus, cimenter des mentalités branlantes, transcender toutes les inhibitions : le désoeuvrement ultime de la jeunesse.
Être jeune et désoeuvré, c’est à peu près comme être vieux et aigri : c’est répandu sans être systématique et c'est même relativement toléré par la société, en tant qu’attitude s’inscrivant dans un certain ordre des choses. Car c’est certain : tous les jeunes dits “désoeuvrés”, tournant vaguement en rond et ne sachant que faire de leur vie, ni à quoi se rattacher, ne vont pas tous se radicaliser au Yémen ou en Syrie, encore moins se faire exploser, loin s’en faut. Alors, à quel moment l'idée d'aller un beau matin abattre plusieurs individus au nom d’une doctrine ou d’une divinité, quelles qu’elles soient, peut-elle apparaître comme un "projet de vie", une réponse viable à ce désoeuvrement, devenu visiblement insoutenable et insolvable ? Et surtout, quel degré supérieur de désoeuvrement faut-il atteindre pour se jeter froidement vers cette issue, si ignoble, qu’on a peine à croire qu’elle n’apparaisse pas une seule seconde ainsi à ceux qui la choisissent ? La négation de la réalité ainsi que l’absence de toute valeur constituent-elles les conditions sinon suffisantes, du moins nécessaires à un tel choix ? En d’autres termes : le terrorisme djihadiste est-il un nihilisme?
Entre réflexions analytiques sur les plateaux télé et commentaires sidérés sur les réseaux sociaux, le terme rôde plus que jamais. Selon Olivier Roy, politologue et spécialiste de l’Islam “le djihadisme est une révolte générationnelle et nihiliste” (lemonde.fr 24/11/2015). Mais qu’est-ce que le nihilisme? En quelques mots, il s’agit d’une théorie philosophique qui consiste à ne croire en aucune positivité, aucune valeur et, plus généralement, à strictement rien. Vu sous cet angle, il est en effet tentant d’envisager ces jeunes terroristes dont les motivations internes à commettre leurs atrocités nous dépassent complètement comme une bande de nihilistes qui, “parce qu’ils n’aiment personne croient qu’ils aiment dieu”, comme disait Charles Péguy.
Lorsque, pour combattre un ennemi, on cherche au préalable à comprendre ce qui se trame dans sa tête, le projet est généralement ambitieux, mais d’autant plus dans le cas des terroristes djihadistes. Si c’est le propre de la psyché humaine d’être pétrie de contradictions et autres incohérences, il arrive parfois qu’elle revête une forme si outrancière d’immoralité que même la plus grande expertise psychologique demeure impuissante à les résoudre. En ce qui concerne les djihadistes qui passent à l’acte dans le terrorisme le plus spectaculaire, leurs motivations semblent aussi tranchées que leurs actions sont tonitruantes et pourtant, leur parcours antérieur, relativement commun, confère plutôt l’impression d’une confusion générale et d’une absence totale de repères et valeurs structurants (père absent, parcours scolaires laborieux et souvent avorté, délinquance, passage en prison...).
Derrière un tel chaos intérieur réside souvent un profond mépris de soi, générant inéluctablement une vulnérabilité psychique pour laquelle la possibilité d’un embrigadement semble imparable. Il n’est alors pas besoin de grand chose et certainement pas de réelles doctrines, encore moins d’études du Coran, pour les faire “basculer”. Ils sont à peu près aussi frêles que des feuilles d’automne pris dans une tornade qui sait où elle va. Comme le fait remarquer le sociologue des religions Raphaël Liogier : “ces jeunes n’ont pour la plupart pas accès à l’arabe classique, pas accès au Coran, il sautent directement dans le djihadisme car c’est lui qui leur est désirable”. Et la plupart du temps, il suffit d’une rencontre avec un gourou de quartier un peu charismatique pour les embrigader en peu de temps. Ce dernier, à la manière d’un gourou “classique”, va flairer chez ses cibles leurs faiblesses et leurs ressentiments et dénicher ainsi en eux le potentiel de haine et de témérité, qui les encouragera dans un futur proche à passer à l’acte. Il va intensifier leur volonté de tuer et exacerber leur fascination pour leur propre mort afin de durablement les persuader que s’ils en sont arrivés là, ce n’est certainement pas là le signe d’un désoeuvrement mais justement la preuve révélatrice qu’ils ont été élus pour mener l’aventure du djihad. La radicalisation prend alors forme, le “mythe initiatique” va pouvoir s’opérer, qui va alors enfin permettre de pallier aux rêves déchus et surtout d’inverser le sens de la stigmatisation. Comme l’explique Farhad Khosrokhavar, directeur d’études à l’EHESS : “chez les jeunes désaffiliés, le moteur est surtout la transcription de leur haine de la société dans une religiosité qui leur donne le sentiment d’exister et d’inverser les rôles. D’insignifiants, ils deviennent des héros. De jugés et condamnés par la justice, ils deviennent juges d’une société qu’ils qualifient d’hérétique et d’impie. D’individus inspirant le mépris, ils deviennent des êtres violents qui inspirent la peur.” La culture occidentale et ses valeurs, qui représentent tout ce dont ils estiment avoir été mis au ban, incarnent alors le mal absolu, à combattre, quel qu’en soit le prix.
Mais le fait précisément de mener un combat, n’est-il pas incompatible avec la posture nihiliste qui consiste à n’accorder de valeur à rien? "À l'opposé du romantique toujours pénétré du sentiment que le monde est un tissu de sens cachés, de symboles à déchiffrer et d'indicibles mystères, le nihiliste considère que la vie est courte, brutale, insipide." écrivait Roland Jaccard en 1989 dans La Tentation nihiliste. Et s’il est vrai que c’est à peu près à cette succession d’adjectifs que ressemble la vie d’un djihadiste actuel (“courte” car il meurt au front ou en ‘martyr’ lors d’un attentat suicide, “brutale” car il s’acharne à appliquer une violence inouïe dans son quotidien et se détache de toute dimension affective et enfin “insipide” car là où il croit vivre une aventure pleine d’adrénaline, il ne fait en réalité que tenter désespérément de compenser des frustrations enracinées), il n’en demeure pas moins qu’un djhadiste a une cause à défendre et des objectifs précis à atteindre, ce qui ne peut, par définition, être le cas d’un nihiliste. En effet, sa mission, c’est la soumission des infidèles et de leurs nations par la conversion, par la domination ou par la mort. Et pour atteindre ce but ultime, le djihadiste a recours à la destruction systématique de tout ce qui architecturalement ou humainement s’y oppose. En dernier recours, la mort en martyr est la forme la plus aboutie de sa foi et de son dévouement. Or le nihiliste qui prétend que la vie, le monde, les choses, n’ont aucune valeur en réalité, prétend de la même manière que la mort n’en a pas plus, par-là même il n’a aucune raison de se suicider. En ce sens, le djihadiste, pour qui le fait de se donner la mort représente l’action de sa vie la plus chargée de sens, ne s’aligne donc pas sur une posture dite nihiliste. Alors que le nihilisme est une manière d’être au monde qui dépouille la vie et la mort de toute valeur et de tout sens, le djihad apparaît, pour ceux qui en font le choix, aussi bien comme un “projet de vie” que comme un “projet de mort”, là où précisément un sens existentiel faisait terriblement défaut.
Finalement, comme tous ces termes un peu grandiloquents qu’on aime employer car ils nous évoquent un concept fort qui pourrait contenir une explication globale à un problème complexe, le nihilisme s’est partiellement évidé de son sens historique et philosophique. Il est davantage devenu un concept fourre-tout, une coquille vide dans laquelle viennent se nicher incompréhensions et objurgations de tous bords, voire, l’anathème qu’on lance sur celui qui, par son attitude, nous apparaît inintelligible et insupportable.
A ce titre, on peut s’offrir la (re)lecture de ce qu’un réel nihiliste, Emil Cioran, évoquait de ses démons et ainsi comprendre en quoi associer ces raclures humaines au nihilisme est une insulte aussi bien au point de vue philosophique qu’au néant lui-même :
“ Pourquoi je ne me suicide pas ? Parce que la mort me dégoûte autant que la vie. Je sens monter en moi un grondement sans précédent, et je me demande pourquoi je n’explose pas, pour anéantir ce monde, que j’engloutirais dans mon néant. Je me sens l’être le plus terrible qui ait jamais existé dans l’histoire, une brute apocalyptique débordant de flammes et de ténèbres. Mon symbole est la mort de la lumière et la flamme de la mort. En moi toute étincelle s’éteint pour renaître tonnerre et éclair. Les ténèbres elles-mêmes ne brûlent-
elles pas en moi ?"
Emil Cioran, Sur les cimes du désespoir.
C’est peut-être aussi de l’incapacité à saisir en soi cette subjectivité-ci, cette même puissance de lucidité à son propre égard, qu’ils en arrivent à commettre ces atrocités-là...
Clarisse Gorokhoff