L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le ravissement de Lol V. Stein et de la place de la République

Cher Tarek,

La dernière fois que nous avons échangé quelques messages, c’était pour parler des fantômes de Facebook : ces présences intermittentes en ligne, nos « friends ». On en avait un en commun que tu disais ne pas connaître. Mais je t’ai assuré : non, non, c’est bel et bien un être en chair et en os, un être qui m’est devenu cher, un ami en somme, pour qui j’ai de la tendresse. Tu le rencontreras un jour.

Je ne sais pas bien comment tu vis cet état d’urgence qu’on nous a imposé, et dont on a encore prolongé l’imposition jusqu’en février. C’était une sale nuit pour moi lorsque Hollande a prononcé sa prolongation. Je ne l’ai pas écouté, ce n’était pas la peine. Ma question cette nuit-là était de savoir quel choix il allait faire : encore la guerre comme Bush en 2001 ? Ou alors la déclaration du besoin d’explorer les options politiques, avec une capacité à penser au-delà ? Une fois que j’ai su qu’il allait suivre l’exemple catastrophique de Bush et mener une guerre qui fabrique le problème qu’elle est censée résoudre, avec les résultats que nous ne savons que trop bien, je me suis couché désespéré, avec de la douleur à chaque articulation, nous sachant à une impasse, ne voyant pas comment nous allions faire pour aller au-delà.

Pier paolo Pasolini

Alors je me suis rabattu sur mes lectures, celles dans ma bibliothèque qui me faisaient envie. Un matin en allant vers la douche, c’est un nouveau recueil de Pasolini qui m’aura cligné de l’œil. J’en ai envoyé des citations à gauche et à droite, à Thierry (« rendus frères dans des passions contraires ») et à toi (« il y a une race qui à l'instant où elle rit se souvient de ses larmes et dans les pleurs de son rire, »). L’image d’une race de frères contraires, larmes et rires mêlés, avait de quoi me consoler.

Dionys Mascolo, Marguerite Duras et Robert Antelme

La préparation pour mes cours m’a amené de nouveau du côté de Duras, des détours où tu me connais bien. Cela semble fou, mais c’est la vérité : nous étions en plein milieu de notre discussion du Ravishment of Lol Stein. Lol venait à peine de trouver son poste dans le champ de seigle mais déjà se dessinait une lecture dont les événements n’auront fait que confirmer le sens : ce roman est le récit  de la construction d’un espace de sécurité pour Lol dans son besoin de tenir à la vérité de son expérience au bal de S. Tahla. J’avais préparé le terrain pour la compréhension de cette vérité en montrant une photo célèbre de Duras nourrissant le feu entre Dionys Mascolo et Robert Antelme, respectivement et respectueusement son amant et son mari. Au moment de la photo, prise juste avant que Robert ne soit envoyé aux camps, Duras venait de perdre l’enfant de son mari dont elle avait été enceinte. Elle venait aussi de publier son premier roman : Les Impudents. Ce qu’elle vivait avec ces deux hommes leur a permis de tenir face à la barbarie ambiante. Une fois la barbarie retombée à la sortie de la guerre, c’est Mascolo qui partira avec un ami pour ramener Antelme chez lui. Plus tard, Mascolo écrira des lignes sur cette scène qui auront été pour moi toujours décisives : « toute notre vie, nous aurons été dans un rapport tel qu’il fut possible à chacun de nous de retrouver des forces en prenant appui sur la faiblesse de l’autre ». Alors dans mon cours Lol errait à la recherche d’un espace où sa faiblesse puisse fournir appui, à elle et aux autres. La comprendre sans la classifier nous aura aidé à tenir, dans mon cours et, en ce qui me concerne, même au-delà.

Les prochains cours étaient dévoués à la lecture de King Kong Theory de Despentes. Le viol, le travail de sexe, la pornographie et comment elle s’est frayé un chemin à travers les écueils de ces mondes, un chemin qui lui donne la puissance de tenir, déjà, mais aussi de créer. C’était pareil l’année dernière : ces essais donnent de la puissance à tout le monde en tant qu’ils sont n’importe qui et éveillent une parole attentive à l’articulation de leurs expériences singulières. Le travail sexuel n’a pour ces jeunes gens presque rien de scandaleux. Tout le monde comprend que l’économie capitaliste qui nous malmène pourrait amener quelqu’un à en faire à un moment de sa vie. C’est banal. Ce qui l’est moins, c’est sa lecture impeccable du film de 2005 qui donne son titre à un essai et au livre lui-même. Aux yeux de Despentes, l’île sauvage où vit King Kong est en réalité une sorte d’utopie où la belle et la bête « s’apprivoisent et se protègent » dans une sexualité franchement perverse qui court dans les veines de toutes les plantes et de toutes les créatures qui y vivent et prospèrent. L’homme qui vient sauver la belle la délivre de cette sécurité, ce qui est donc vécu par elle comme une perte. « Elle est coupée » écrit Despentes « de sa puissance fondamentale ». Et Despentes ajoute : « C’est notre monde moderne ».

Tu as dû le voir dans les journaux : les derniers agissements de ce monde moderne qui opprime un si grand nombre d’entre nous cherchent à nous empêcher de nous retrouver pour contester leur ordre. 

Ce weekend et la semaine prochaine se tient à Paris la COP 21, une très grande conférence des leaders mondiaux pour tenter de régler le sort auquel est promise notre planète si nous ne nous occupons pas beaucoup mieux, et très vite, de sa chair meurtrie. Sur ce front, chaque jour fournit un autre exemple si nous y prêtons la moindre attention. Une grande contestation internationale s’était organisée pour s’y exprimer mais Hollande, Valls, Cazeneuve et les intérêts qu’ils représentent réellement ont étendu cet état d’urgence et empêchent les manifestations officielles. Alors, dépités, les gens s’organisent quand-même. J’ai été à une réunion où s’organisaient quelques hommes fées : quels costumes ? quels lieux ? à quel moment de la journée ? Je passais hier à République : un groupe a commencé une collecte de chaussures destinées à être déposées dans un lieu visible pour représenter tous les contestataires absents. D’autres parlent de former une chaîne humaine tout le long de la marche prévue. J’ai lu la pétition de plusieurs signataires multiples qui appellent à braver l’interdit et à venir quand-même à la place de la République. J’ai signé la pétition, je l’ai même traduite tellement je me sentais en résonance avec ce qui s’y disait. Je compte les y rejoindre et j’espère que nous serons nombreux. 

Mais nombreux ou non, c’est l’énergie que nous apporterons qui sera décisive pour la suite des événements. C’est la leçon que je retiens de notre mobilisation pour préparer la Marche de la Dignité qui a eu lieu à la fin du mois d’octobre. Répondant à un appel lancé par des femmes de couleur pour commémorer les morts de Zyed Benna et Bouna Traoré il y a dix ans, nous nous sommes organisés pour partager notre présence dans les rues de Paris et réclamer une meilleure attention de l’état aux plus faibles dans nos sociétés, à commencer par la française. Depuis, la donne a bien sûr changé. Dimanche, nous ne pourrons rien réclamer. L’état français l’interdit. Mais rien ne peut empêcher nos ballades de dimanche en petits comités de se converger. Le gouvernement nous ment et tente de nous faire peur ? On ne le savait pas avant ? Et si on faisait quand-même un petit tour place de la République ?

Comme on sera dimanche, j’imagine que tu dois travailler comme d’habitude. Du coup je pense à ouvrir non pas l’adresse de cette lettre, qui t’est destinée à toi très singulièrement, mais la lettre elle-même. J’implore donc ceux et celles qui peuvent se libérer suffisamment pour prendre le risque de venir : faites-le ! Prenez ce risque ! Aux noms des multiples morts, celles que nous signifions avec les noms de Charlie, du Canal Saint Martin ou du Bataclan, mais aux noms de Zyed Benna, Bouna Traoré et Rémi Fraisse aussi, venons nombreux sur cette place aux yeux du monde entier. Poursuivons notre travail en commun, nos caméras à l’appui. Faisons exemple de notre courage de venir nous retrouver  tout simplement, histoire de rassembler nos esprits dans la joie de la présence de nos corps les uns aux côtés des autres, impliqués dans les luttes que nous poursuivrons certainement après-demain aussi. Créons ensemble l’esprit du 29 novembre. Cela nous aidera pour la suite.

Viens ! Toi aussi, si jamais au grand jamais tu penses pouvoir te le permettre ! C’est le jour !

A très bientôt si ce n’est à demain. 

Je t’embrasse, Will