L'AUTRE QUOTIDIEN

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Le drapeau, demain, nous ne le mettrons ni dans notre poche, ni à notre fenêtre

Raoul Dufy

Avez-vous déjà acheté votre drapeau tricolore (rappelons-le : il est bleu, blanc, rouge, dans ce sens) à pendre à vos fenêtres demain, comme nous y invite le président de la République ? Étrangement, en tout cas à nos oreilles, il nous enjoint de "pavoiser nos domiciles" ("pavoiser", c'est se faire beau, se décorer, manifester une grande joie, fêter une victoire, un événement heureux, en tout cas dans les traditions de notre pays - nous en sommes loin). Pourquoi pas ? Il n'y a pas de mal à ça, si cela revient, comme le cache tricolore transparent des portraits de Facebook, à se déclarer ouvertement français, comme on s'est déclaré Charlie, pour défier les assassins et ne faire qu'un avec les victimes, c'est à dire à se déclarer prêts à partager leur sort, s'il doit en être ainsi, au nom de la liberté, sans laquelle nous estimons que nos vies n'auraient plus le même sens, ne seraient plus que survie et soumission (est-ce vraiment ce que tous les gens qui ont dit "Je suis Charlie" ont bien compris ? que c'est cela, que cela implique ? ce n'est pas sûr, mais il y a un prix à être Charlie, comme il y en a un à être français en ce moment - en ceci, nous rejoignons, et c'est exceptionnel, le gouvernement, vous le remarquerez. Nous n'avons cessé d'en faire la remarque : de Beyrouth au Nigéria en passant par Tunis et Kaboul, nous ne sommes pas les seuls, mais nous avons bel et bien, en tant que "sales français" - c'est une expression d'un communiqué de la secte des assassins - et habitants parisiens d'une "cité de la perversion", été "singled out", montrés du doigt, sortis de la foule. Cela aussi, il faut l'assumer. Nous l'assumons.

Français ? (il faut s'imaginer attrapé, dans un train, un avion piraté, un hôtel pris d'assaut, par les sinistres douaniers de l'état islamique, regardant les passeports, soupesant le prix des otages, pour être d'accord sur le fait que cela représente bien quelque chose, maintenant, de particulier, quelle que soit sa couleur de peau, son nom, son origine - et les musulmans, comme les soldats assassinés d'abord un par un dans la rue par Mohammed Merah, ou le policier abattu à terre par les tueurs de Charlie, seront encore plus mal traités que d'autres, d'être vus comme des "traîtres", des "mous", des lâches", des "harkis", des "pas fiables", des "contaminés" par la liberté française). Alors soit, nous mesurons cela.

Quant aux drapeaux ? 

Nous doutons, disons-le. Nous avons une certaine réticence à cette américanisation soudaine de la vie française, où il faudrait planter sur sa pelouse l'étendard tricolore, parsemer sa voiture de stickers patriotiques, donner dans la surenchère et le folklore pour prouver aux voisins qu'on est bien des leurs, rassurer les autorités - cela ne marche pas : aux USA,Stars and Stripes partout, jusqu'à la nausée, et mille morts par an aux mains de la police, ainsi qu'une multitude de gangs et de sous-gangs nationaux, des Samoans aux Salvadoriens - et, c'est bien le risque, se trouver montré du doigt ("singled out" à l'envers) si on ne le fait pas. 

C'est un risque. Un grand risque. Il est tout sauf fantasmé : il suffit de voir à quel point les sportifs sont guettés dès que s'élève une Marseillaise dans un stade pour le comprendre. Faut-il brailler "Aux armes" à tue-tête pour être français ? Ou avoir l'air d'un communiant, d'un gladiateur, d'un jeune marié ? Quel choix faire ? Aux yeux des uns (il y a des gens qui adorent ça, c'est dans leur nature, ils se douchent en chantant "La Madelon"), ce ne sera jamais assez. On comparera défavorablement le maigre pavois des grands ensemble de banlieue avec l'enthousiasme national des villes fleuries et des maisons de retraite de la Côte d'Azur. D'un côté, on en fera trop (même si les nationalistes trouvent qu'on n'en fera jamais trop en matière de salut au drapeau, oubliant qu'il a aussi couvert son lot d'infamies). De l'autre, on n'en fera pas assez. Et l'on aura, à force de pavoiser, plus détruit que construit l'union d'un pays qui n'a jamais eu des moeurs de cour de caserne.

Le drapeau, demain, nous ne le mettrons donc ni dans notre poche, ni à notre fenêtre. 

L'Autre Quotidien