L'AUTRE QUOTIDIEN

View Original

Mais comment peut-on parler avec les Persans ?

German Economy and Energy Minister Sigmar Gabriel (L) speaks alongside Iranian Oil Minister Bijan Namdar Zanganeh during a press conference in Tehran on July 20, 2015. (Atta Kenare/AFP)

L'Allemagne amorce un rééquilibrage des relations avec l'Iran et l'Arabie saoudite

En mai 2003, l’Iran a offert une première fois de négocier un règlement du conflit avec l’Occident. L’Iran faisait de grosses concessions et le tout rappelait sous bien des aspects les discussions actuelles. Mais l’administration Bush, espérant une révolution pro-occidentale à Téhéran, rejeta avec froideur la proposition iranienne. Les conséquences pour la région perdurent jusqu’à aujourd’hui.

Téhéran- Riyad- Berlin - Le voyage du Ministre allemand des Affaires étrangères en Iran et Arabie saoudite, Frank-Walter Steinmeier, du 16 au 18 octobre, était destiné à renforcer les relations germano-iraniennes et à travailler pour établir un nouvel ordre au Proche et Moyen-Orient. Les politiciens allemands ont commencé récemment à soutenir d’abord les affaires des entreprises allemandes en Iran, maintenant il faut aussi renforcer les liens politiques ; une session de la Conférence de Munich sur la sécurité y a veillé samedi. À Riyad en revanche, le ministre allemand a surtout essayé de convaincre le clan des monarques saoudiens, dont l’Occident a longtemps toléré, voire encouragé les agressions contre Téhéran, d’entrer dans les nouveaux projets occidentaux au Moyen-Orient. Il y a déjà plus de dix ans sans doute qu’on aurait pu ajuster les divers intérêts de la même manière que dans le sillage du récent accord sur le nucléaire iranien. En mai 2003, l’Iran avait déjà fait un premier ensemble de propositions de règlement du conflit qui prévoyait de grosses concessions de sa part et rappelait sous bien des aspects les discussions actuelles. Mais l’administration Bush, espérant une révolution pro-occidentale à Téhéran, rejeta avec froideur la proposition iranienne. Les conséquences pour la région perdurent jusqu’à aujourd’hui.

Le « noyau dur » de Téhéran

La visite du ministre allemand en Iran cherche à renforcer les relations germano-iraniennes. Après la conclusion de l’accord sur le nucléaire, le 14 juillet, les politiques allemands s’étaient d’abord préoccupés de promouvoir les affaires des entreprises allemandes en Iran. Peu après la signature de l’accord [1], les ministres de l’Economie de deux länder [2] ont emboîté le pas à Sigmar Gabriel, Ministre fédéral de l’Economie. L’UE envisage d’importer de grandes quantités de gaz iranien, sans doute liquéfié. Là aussi les firmes allemandes sont sur les rangs : Wintershall s’est récemment présenté à Téhéran pour entrer dans le secteur iranien ; le groupe technologique munichois Linde espère des contrats de plusieurs milliards dans la liquéfaction du gaz. Steinmeier, qui n’est accompagné d’aucune délégation économique, s’en tient aux contacts politiques et a participé à la rencontre de la Conférence de Munich sur la sécurité, qui a annoncé la tenue dans la capitale iranienne d’une session à laquelle assisteront des personnalités de premier plan (MSC Core Group Meeting). En complément, le ministre allemand souhaite intensifier les contacts entre les élites culturelles des deux pays, ce qui équilibrerait l’ouverture culturelle de l’Iran, dit-on à Berlin.

Vers un nouvel ordre au Moyen-Orient

Le Ministère des Affaires Étrangères qualifie le voyage de Steinmeier « d’extraordinaire », non seulement parce qu’il vise à renforcer les relations avec Téhéran, mais aussi parce que le ministre se rendra ensuite directement à Riyad. L’Arabie saoudite, rivale traditionnelle de l’Iran dans le golfe Arabo-persique, a tiré un large profit du conflit avec l’Occident: il lui permettait d’espérer un soutien politique très sûr, de bénéficier d’un armement ultra-moderne pour combattre Téhéran, et aussi de compter sur l’aide, ou du moins la tolérance et une grande compréhension, lors de ses interventions étrangères, en Syrie et au Yémen par exemple [3]. La récente coopération de l’Occident avec Téhéran constitue au moins un début de remise en question. Le clan saoudien au pouvoir se montre donc contrarié. Le ministre allemand veut donc amener Riyad à accepter le changement de cap de l’Occident avec toutes les conséquences qu’il entraîne. Et il s’agit de rien moins que de réorganiser la région en y incluant Téhéran, selon les experts en politique étrangère. Berlin devrait « aider à construire des ponts entre l’Iran et l’Arabie saoudite » [4] selon l’expression de Steinmeier mercredi 15 au Bundestag.

Le grand compromis

Des négociations en vue d’ajuster les divers intérêts de la même manière que dans le sillage du récent accord sur le nucléaire iranien auraient sans doute été possibles voici déjà dix ans, mais elles ont alors échoué, car à l’époque l’Occident espérait une révolution pro-occidentale à Téhéran. Des rapports et documents originaux publiés depuis des années déjà dans les médias US le prouvent. Téhéran avait déjà fait en mai 2003 à l’administration US des propositions visant à stopper l’escalade du conflit qui les opposait. Le cadre en était d’une part des accords constructifs entre les deux États sur l’Afghanistan, fondés sur leur antagonisme commun envers les talibans, qui semblait offrir dès la fin de 2001 une base à un élargissement de la coopération ; d’autre part le renversement du chef d’État irakien Saddam Hussein par les USA, alors au faîte de leur puissance, qui contraignait le gouvernement iranien à concessions. Yavad Zarif, alors ambassadeur de l’Iran aux USA et aujourd’hui Ministre iranien des Affaires étrangères, avait en mai 2003 soumis à la Maison Blanche un projet visant à établir une base de négociations et, dans la mesure du possible, un accord global avec les USA. Il était question d’un grand compromis ("Grand Bargain") [5].

Transparence contre sécurité

De fait ce document comportait toute une série de propositions permettant d’entrevoir une solution au conflit entre l’Iran et l’Occident. Il était par exemple question d’une « transparence totale » de l’Iran sur toutes les questions relatives aux dissensions touchant à la mise au point d’armes nucléaires par l’Iran, qui disait en outre pouvoir seconder les USA en Irak - de la même manière qu’en Afghanistan - dans la stabilisation du pays. De plus, Téhéran laissait espérer un arrêt du soutien aux « groupes d’opposition palestiniens», et jugeait pensable de transformer le Hezbollah libanais en une « organisation strictement politique. » En échange l’Iran réclamait qu’on prenne en compte ses « intérêts légitimes de sécurité » et qu’on mette fin aux sanctions ainsi qu’à toute ingérence dans ses affaires intérieures [6]. Ce genre de problèmes a été effectivement abordé dix ans plus tard dans les négociations sur le nucléaire ou fait actuellement l’objet d’entretiens analogues à ceux que le Ministre allemand des Affaires étrangères a menés à Téhéran au cours du week-end.

On préférait un changement de régime

Plusieurs collaborateurs de haut rang de l’administration Bush ont admis par la suite que Washington n’avait pas vraiment pris au sérieux la proposition iranienne de 2003. « Je pense qu’on a raté énormément d’occasions »? déclarait dès 2006 dans un langage fort diplomatique un employé des services secrets, à l’époque spécialiste du Moyen-Orient. La proposition iranienne constituait « un effort honorable » pour établir les bases d’un rapprochement entre les USA et l’Iran, estimait l’un des chefs du Conseil national de Sécurité des USA. Richard N. Haass, aujourd’hui Président du renommé Council on Foreign Relations et à l’époque directeur du Département de planification au Secrétariat US des Affaires étrangères, rapporte qu’il « n’avait aucunement partagé » l’opinion du gouvernement selon laquelle « le régime iranienétait au bord du gouffre». Washington inclinait alors à « préférer une politique de changement de régime » dit Haass [7]. Voilà pourquoi l’on avait froidement ignoré la proposition de l’Iran.

Les conséquences

La politique occidentale en Syrie se rapproche beaucoup de cette attitude. On aurait pu au printemps 2012 trouver avec Damas un compromis entre les divers intérêts internationaux, mais les puissances occidentales l’avaient refusé, escomptant alors une chute prochaine de Bachar el-Assad (voir german-foreign-policy.com) [8]. Si l’Occident s’était alors décidé à un compromis, on aurait probablement épargné à la Syrie de basculer dans une guerre étendue à tout son territoire. On peut en dire autant du refus de la proposition iranienne en 2003 : si elle avait été acceptée et avait abouti à un succès, on aurait probablement épargné au Proche et Moyen-Orient bien des conflits où l’Iran a été impliqué - au Liban, en Irak, et en Syrie. Le Proche et Moyen-Orient continue à ce jour à subir les conséquences du refus occidental de tout compromis, soutenu par des espoirs de renversement des régimes en place.

German-Foreign-Policy.com 
Traduit par  Michèle Mialane میشل ميلان   Édité par  Fausto Giudice

Notes

[1] Voir Eine neue Ära in Mittelost (Une nouvelle ère s’ouvre au Moyen-Orient)

[2] Voir Eine neue Ära in Mittelost(II) (Un nouvelle ère s’ouvre au Moyen-Orient, II)

 [3] Voir Ein StabilitätsfaktorDas Spiel mit dem Terror und In Flammen(III) [Un facteur de stabilité, Jouer avec le terrorisme et En flammes(III)]
[4] Discours de Frank-Walter Steinmeier,Ministre allemand des Affaires étrangères au Bundestag pour les "70 ans des Nations Unies". 
Berlin,14.10.2015.
[5], [6] Nicholas D. Kristof: Iran's Proposal for a "Grand Bargain". kristof.blogs.nytimes.com 28.04.2007

[7] Glenn Kessler: In 2003, U.S. Spurned Iran's Offer of Dialogue. www.washingtonpost.com le 18.06.2006.

[8] Voir Zynische Optionen (Des options cyniques)

Merci à Tlaxcala
Source: http://www.german-foreign-policy.com/de/fulltext/59226
Date de parution de l'article original: 16/10/2015
URL de cette page: http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=16310