En défense de la solitude. Par Francesco Bercic

Lachen Gomchen Rinpoché

La dernière folie anglo-saxonne, parfaite représentation de la négligence qui se drape dans la "vérité scientifique" - la plus haute distinction de notre époque -, réside dans la dernière ligne qui scelle la dernière recherche de l'université de Harvard : "La solitude tue". C'est ce qu'affirme le directeur de l'enquête, Robert Waldinger, qui s'est donné, avec ses collègues, la très humble mission de "découvrir ce qui conduit vraiment à une vie heureuse". Le Corriere della Sera s'en est fait l'écho en consacrant une chronique à cet ambitieux programme, le 27 février dernier. Le titre ? “L'amour et la santé sociale sont la recette d'une vie heureuse”.

Or, au-delà de la banalité ringarde de la réponse, ce qui frappe n'est pas seulement l'approbation enthousiaste du chroniqueur. Comme s'il fallait l'érudition prosaïque d'une blouse blanche pour répandre la nouvelle choquante que l'amour et la santé peuvent être bénéfiques à l'homme.

Ce qui est le plus frappant, c'est le contrepoint de la nouvelle, le sujet qui est utilisé comme exemple d'une pratique néfaste et annonciatrice, à l'évidence, de malheur : la solitude. Il ne s'agit pas ici de se poser en défenseur du silence, de l'exercice difficile et nécessaire de vivre seul avec soi-même, même si la tentation est forte. Au contraire, les recherches susmentionnées confirment une fois de plus ce que Paul Valéry écrivait il y a un peu plus de cinquante ans, avec une prodigieuse habileté prophétique.

Partout pétille et agit la critique des idéaux qui ont donné à l'intelligence le plaisir et l'occasion de les critiquer. Conséquence inattendue de ses pensées les plus fortes, l'homme peut redevenir le barbare d'une nouvelle espèce. (...) les conquêtes de la science positive nous conduisent ou nous ramènent à un état de barbarie qui, quelque laborieux et rigoureux qu'il soit, serait encore plus redoutable que l'ancienne barbarie, précisément parce qu'il est plus exact, plus uniforme et infiniment plus puissant. Nous reviendrions ainsi à l'ère du fait, mais du fait scientifique

(Paul Valéry, Introduction aux Lettres persanes de Montesquieu, Gallimard, 1957)

Comment ne pas entendre dans ces mots ; "Critique des idéaux qui ont donné à l'intelligence le plaisir et l'occasion de les critiquer", une assonance avec les invectives de Harvard University contre la solitude ? N'est-ce pas de la solitude, de la méditation profonde et ardue avec son moi intérieur, que la civilisation a accouché de ses œuvres les plus fécondes, traversant des siècles d'histoire et arrivant jusqu'à nos mains ingrates ? Alors qu'aujourd'hui, avec la marque sûre de la vérité scientifique, de la connaissance exacte d'une recherche, avec seulement trois mots, des siècles de production écrite et orale qui ont fait de cette solitude une fidèle complice sont privés de sens. Parce que la solitude "fait mal". Et c'est pour cette raison qu'elle doit être condamnée.

Mais, à l'instar de la solitude, le bonheur semble voué à une usurpation identique. Car, dès que l'on creuse sous la surface d'un lieu commun, on est obligé de se demander : à quoi pensent les professeurs de Harvard lorsqu'ils utilisent nonchalamment le substantif "bonheur" ? Une sorte d'indolence, une ataraxie à l'arrière-goût épicurien ? Une volupté corporelle ? Un état d'immobilité impassible ?

Le "bonheur" auquel pensent les savants experts en question n'est autre que le "bonheur" que promet toute publicité télévisée, ici perfidement dissimulé sous les habits plus nobles de la "recherche scientifique". Tous deux suggèrent implicitement que l'acmé du bonheur humain peut être acheté ou obtenu par des moyens simples, souvent (comme par hasard) de nature économique. Tous deux sacrifient l'étude approfondie sur l'autel des slogans. Heureusement, à une époque où le silence et la solitude sont des lieux proches de l'utopie, heureusement qu'il y a la science pour nous rappeler que nous sommes "heureux". Nous avons failli pleurer.

Francesco Bercic
Lire l’article original en italien dans la revue Charta Sporca
https://www.chartasporca.it/in-difesa-della-solitudine/


Trieste, automne 2010. Les étudiants toujours gênants de l'Université sont en fibrillation à cause de la réforme Gelmini et des énièmes coupes dans le système académique prévues. En signe de protestation, ils occupent les départements de Physique et d'Histoire, organisent des cortèges dans les rues du centre-ville et conférence après conférence pour tenter de convaincre ceux qui doutent que réduire l'éducation était un choix à courte vue, surtout dans un pays où l'analphabétisme revient – ​​sans parler du match aller – fait plus de victimes que la télévision. Mais tout cela, comme c'était (peut-être) prévisible, n'a pas réussi à bloquer ce que, obstinément, on a continué à appeler pompeusement "réforme".

La contestation n'a pas réussi à stopper la loi Gelmini, c'est vrai, mais dans les longues nuits passées dans les départements occupés, dans le froid d'un sac de couchage et le chauffage qui fonctionnait par à-coups, quelque chose d'autre est né. Les amitiés, les amours et, plus généralement, les liens humains reposaient sur un amalgame d'idées et d'idéaux différents, mais avec une constante commune : la nécessité de faire vivre une société différente, dans laquelle la culture (une culture critique de l'information que nous avons trop souvent habiter d'un regard endormi) n'était pas reléguée aux marges mais prenait forme dans les actes quotidiens.

Parmi les étudiants qui ont occupé le département d'histoire pendant des mois, une vingtaine d'entre eux ont décidé de se lancer dans l'idée folle de fonder un périodique culturel, dont le nom - Charta Sporca - a été emprunté à un poème de Pier Paolo Pasolini.