Syrie, Rojava • Qui veut y enterrer les Kurdes ? par Daniel Fleury

Rojava : photo KIMMIE TAYLOR

Rojava : photo KIMMIE TAYLOR

Déjà de tous côtés on “enterre” les Kurdes. Un commentaire de plus ou de moins, même sur Kedistan, n’y fera rien. Juste pour dire que le “Rojava” n’est pas mort. 

Avec l’arrivée de troupes gouvernementales syriennes sur Manbij, approuvée par Poutine, et visiblement en préparation d’un nouveau marchandage à Astana entre la Turquie, l’Iran et la Russie en janvier, les capacités à agir sur les événements sont désormais restreintes, les représentants kurdes eux/elles mêmes, par pragmatisme pour sauver les populations, ayant fait appel au régime syrien. Bien que l’armée du “régime” n’ait pas à ce jour occupé la ville, et se contente de tenir des positions face aux djihadistes alliés de la Turquie remontés d’Idlib, on assiste pourtant à la mise à mort lente possible et contrainte d’un processus politique de plusieurs années, sans véritable chance donnée à la paix pour autant.

Depuis l’annonce tonitruante du retrait des troupes américaines (autour de 2000 hommes) qui étaient présentes en Syrie et alentours, l’ensemble des médias de par le monde parle des Kurdes. Quasi aucun ne rappelle qu’il ne s’agit pas seulement d’une trahison “morale” à l’encontre des vrais vainqueurs de Daech, aujourd’hui très affaibli mais toujours en capacité de nuire, mais bien davantage d’une pression impérialiste à l’encontre du projet politique démocratique en processus en Syrie Nord, refusé en vue d’hypothétiques partages d’influences et de pouvoir sur cette partie du Moyen Orient. Chacun se rencontre, s’entend, se coordonne sur le dos des autres…

Au même titre que les factions djihadistes dites ex “syriennes libres”, ou celles aujourd’hui d’Idlib, plus historiquement liées aux scissions de l’islamisme radical face à Daech, ou encore les mercenaires dévoués de la Turquie, les porteurEs d’un futur démocratique à vision confédéraliste pour les peuples de Syrie sont dorénavant traités comme des scories à “trier” des soubresauts politiques syriens et de la guerre meurtrière de ces 8 dernières années.

Restent désormais autour de la table La Turquie, l’Iran, le régime de Bachar dans la main d’un Poutine, et le fantôme agissant de celui qui, par sa rupture de tout multilatéralisme diplomatique, place hors jeu toutes les coalitions, et discrédite ses composantes, France incluse.

Une véritable tablée de guerre, qui parle de paix pour justifier ses ambitions impérialistes.

Le massacre programmé a été à ce jour évité à Idlib, par Turquie interposée, avec l’accord explicite des “coalitions”. Ces populations déplacées, “d’accords en accords”, rescapées des offensives du régime largement abondées par l’armée russe et les milices iraniennes, et surtout leurs factions armées, ont obtenu un sursis et pour part se retrouvent représentées par la Turquie dans les tours de table dits d’Astana.

La Turquie avait, avec une irruption à Jerablus en septembre 2016, puis plus récemment sur Afrin, enfoncé un coin en territoire syrien, où elle réclamait depuis quatre ans l’établissement d’une “zone tampon” prétexte. Elle a depuis, et cela s’est confirmé avec la rencontre d’Istanbul, obtenu le privilège d’y faire manoeuvrer ses armes lourdes, sous couvert de patrouilles mixtes, aidée par les milices qu’elle arme localement. Tant que le gouvernement turc opère “avec retenue” et que cela ne fait que “toucher profondément” la dite communauté internationale, tout irait donc bien. En la personne même du président des Etats Unis, Erdogan vient pourtant d’obtenir un brevet d’anti-terrorisme, et le feu vert pour le mettre en oeuvre en territoire syrien, avec un “contrôle” à la Poutine. Il prend donc son temps.

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Ce tableau fut abondamment dressé par tous les éditorialistes de la presse internationale durant ces dernières semaines. Ce qui démontre que l’information soudain ne manque pas, les analyses non plus, lorsqu’une telle décision américaine menacerait de revivifier le monstre de Daech. Mais dans toutes ces “brèves” et “nouvelles”, si on parle des Kurdes, on commente peu le projet politique commun de Syrie Nord, que l’on connait mieux sous le générique “Rojava”.

Le sujet ne tient pas à 2000 forces spéciales, toutes “spéciales” qu’elles soient. Il s’agit bien d’un accord politique tacite pour ré-équilibrer provisoirement les rapports de force et refouler au rang “d’ustensiles” les représentantEs civiles et combattantes d’une bonne partie des populations syriennes, et leurs projets de Futurs autonomes. Ce que le régime de Bachar n’a pas obtenu par la répression, l’élimination, les tortures et la guerre, il est en voie de se le voir accorder par ses “alliés” et “ennemis d’hier” à quelques balayages et éliminations près encore à venir. Les intérêts impérialistes convergent pour garantir les conditions d’un maintien de ce qui fut à l’origine des guerres et conflits, l’oppression de la mosaïque des peuples de la région et la négation de leurs histoires propres, au profit d’un pouvoir étatiste syrien. Se soumettre ou mourir, telle semble être la proposition de paix offerte.

Les représentantEs de la Confédération de Syrie Nord ont décidé, et personne n’a le droit de les en blâmer, de chercher dans ces barbelés de paix, à préserver la vie des millions de personnes qui sur place pourraient subir les conséquences d’une situation de guerre intensive. Elles ont fait appel au “régime”, pour stopper l’invasion turque programmée, en même temps que tenter d’obtenir une zone d’exclusion aérienne hypothétique du partenaire français de la coalition, via l’ONU. L’autre issue était de se battre jusqu’au dernier sang, et au passage, de se voir, pour la partie kurde, lâchée possiblement par des composantes de la confédération.

Ces décisions contraintes, attendues depuis des mois déjà, iront, nous le savons, de pair avec une régression politique de ce qui fut à l’origine le projet politique du Rojava. Nous défions quiconque de nous démontrer le contraire. Et en accepter l’augure, c’est déjà pointer ce qui peut être sauvé ou défendu bec et ongles, dans la “drôle de guerre” en cours.

Quand à celles et ceux qui pensent que le moment est venu, dans un élan de “on vous l’avait bien dit“, d’enterrer un projet qu’ils estimaient déjà auparavant “bureaucratique et traître aux peuples de Syrie“, parce que sans aucun doute pour eux la “révolution” était côté “Syrie libre“, même si l’islamisme y était encore plus, ils vendent une peau d’ours un peu rapidement. Et je ne parle pas des “responsables” politiciens européens d’hier qui n’avaient pas bougé le doigt et qui aujourd’hui, parce que d’actualité,  y vont de leur larme intéressée…

Il faut constater que face aux murs, aux rapports de forces impossibles, la décision politique prise en marchant préserve une part de futur. Sauvegarder l’humain tant que faire se peut, pour que ces humains, dans leurs diversités d’histoires et d’oppression dans la région, puissent un jour revendiquer l’expérience communaliste et démocratique encore en cours au Rojava, dans une Syrie à reconstruire, est certes un pari sur l’histoire. C’est toutefois un sursis sur le court terme.

Le pragmatisme politique kurde, qui, en 2011, a préservé quelques millions de personnes des massacres, et encore récemment à Afrin, ne se résume pas à des “jeux d’alliances” ou de “pouvoir”. Il a donné naissance à la charte du Rojava, à une prise de pouvoir des femmes sans exemple au Moyen-Orient, à l’expérimentation d’un communalisme démocratique à petite échelle.

Les conquêtes démocratiques, politiques et humaines, accumulées au Rojava, pourtant en temps de guerre, ne pourront être effacées d’un trait. Le régime ne dispose pas de la force et de la légitimité pour écraser plusieurs années d’expériences sociales et politiques. Une guerre et des massacres pourraient le faire, d’autant que le djihadisme, de Daech ou des autres, se chargeraient de la basse besogne.

Cette drôle de guerre, suspendue à un changement d’année, concentre tous les dangers et recèle toutes les “tragédies” possibles, si on peut encore parler ainsi, après le génocide yezidi, l’agonie d’Alep, la destruction de la Syrie, l’exode massif de ses populations…

S’il est une tâche utile, face à l’impuissance à agir à court terme et peser sur le cours des choses, elle serait de faire connaître les acquits en conscience et en actes, du processus du Rojava, et d’en soutenir un en particulier, celui de l’émancipation des femmes, loin des débats binaires et teintés de religiosité ici.

Quel que soit l’avenir proche, les femmes continueront à avoir face à elle un patriarcat fort, et s’appuieront sur leurs conquêtes d’autonomie pour le combattre. La résistance passera par elles.

Les propos, tant de ministres turcs que de responsables de partis nationalistes ces derniers temps, furent à l’unisson “d’enterrer les Kurdes“. Il n’y a pourtant là aucune fatalité.

Daniel Fleury


Cette chronique vient d'être publiée par nos amis du site d'information sur la Turquie, le Kurdistan et la région, Kedistan, dont Daniel Fleury est un des animateurs. Nous le.s remercions de nous laisser partager leurs analyses et informations dans L'Autre Quotidien.