22 Mars : 50 ans après, par Fausto Giudice

En 1968, le RER n’existant pas encore, Nanterre, c’était loin de tout, juste à côté du plus grand bidonville d’Europe, haut lieu de la résistance algérienne pendant la guerre d’indépendance. Personnellement, j’ai découvert cette université dans l’après-midi du jeudi 25 avril 1968, lorsque nous sommes allés prêter main-forte aux camarades pour accueillir comme il se devait Pierre Juquin, député et chargé des relations avec les intellectuels au comité central du Parti communiste français.

Venu faire un exposé sur la crise de l’université et les solutions suggérées par les communistes, il fut empêché de prendre la parole par un front regroupant maoïstes et anarchistes. On avait tapissé le hall de la fac  d’affiches telles que « Judas Juquin » ou « Lecanuet du PCF » et dans l’amphi où il devait parler, une magnifique banderole proclamait « La classe ouvrière et les intellectuels révolutionnaires vomissent le révisionnisme ». Daniel Cohn-Bendit était à la tribune. Il s’est mis à sautiller sur sa chaise pour nous calmer, criant de manière répétitive : « Démocratie ouvrière, démocratie ouvrière, camarades ». Rien n’y fit. Finalement, Juquin s’est enfui, protégé par les gros bras en vestes de cuir 3/4 du service d’ordre du comité central.

Mon souvenir le plus fort est celui d’une image digne d’un tableau de Gérard Fromanger : sur la pelouse du campus, dans le soleil couchant, les silhouettes de Juquin et de ses gardes du corps courant vers la DS19 révisionniste. Juquin se gagna ainsi le sobriquet de « Juquin-petit-lapin ».  Je raconterai la suite dans le prochain chapitre de « Six huit », à paraître en avril. En attendant, en ce 22 mars, laissons la parole à la jeune et moins jeune génération, qui nous présente sa reconstitution des événements.

Fausto Giudice

►Mai 68: il y a 50 ans, l’étincelle jaillissait de Nanterre, par Christophe Carmarans

►Le mouvement du 22 mars sans les clichés : qui étaient ces militants de 1968 ?, par Chloé Leprince

Deux tracts indiquent le parcours du mouvement, entre mars 1967 et mai 1968. Le premier cite Wilhelm Reich, Manifeste de Sexpol, Vienne, Autriche, 1936. Il a été distribué par l'Association des Résidents de la Cité universitaire de Nanterre, France, en mars 1967.

 

QU'EST-CE QUE
LE CHAOS SEXUEL ?

 

— c'est faire appel dans le lit conjugal à la loi du « devoir conjugal »,
— c'est contracter une liaison sexuelle à vie sans avoir connu sexuellement auparavant le partenaire,
— c'est « coucher » avec une fille prolétarienne parce qu'elle « ne vaut guère mieux » et en même temps ne pas exiger « une telle chose » d'une fille « convenable »,
— c'est la lubricité d'une vie de prostitution sordide ou l'attente, par suite d'abstinence, de la « nuit de noces »,
— c'est faire culminer la puissance virile dans la défloration,
— c'est à quatorze ans peloter mentalement avec avidité de haut en bas toute image de femme à moitié nue et ensuite, à vingt ans, entrer en lice comme nationaliste pour « la pureté et l'honneur de la femme »,
— c'est rendre possible l'existence de détraqués et inculquer leurs fantasmes pervers à des dizaines de milliers de jeunes,
— c'est punir les jeunes pour délit d'autosatisfaction et faire croire aux adolescents qu'ils perdent, par éjaculation, de la moelle épinière,
— c'est tolérer l'industrie pornographique,
— c'est exciter les adolescents par des films érotiques, en retirer des bénéfices, mais leur refuser l'amour naturel et la satisfaction sexuelle en faisant appel, par-dessus le marché, à la culture.

 

CE QUE N'EST PAS
LE CHAOS SEXUEL !

 

— c'est désirer par amour réciproque l'abandon sexuel mutuel sans tenir compte des lois établies et des préceptes moraux, et agir en conséquence,

— c'est libérer les enfants et les adolescents des sentiments de culpabilité sexuelle et les laisser vivre conformément aux aspirations de leur âge,

— c'est ne pas se marier ou se lier durablement sans avoir connu exactement le partenaire sur le plan sexuel,

— c'est ne mettre au monde des enfants que lorsqu'on les désire et peut les élever,

— c'est ne pas réclamer de quelqu'un un droit à l'amour et à l'abandon sexuel,

— c'est ne pas tuer le partenaire par jalousie,

— c'est ne pas avoir de rapports avec des prostituées, mais avec des amies de son propre milieu,

— c'est ne pas faire l'amour sous des portes cochères, comme les adolescents dans notre société, mais désirer le faire dans des chambres propres et sans être dérangés,

— c'est enfin ne pas maintenir un mariage malheureux et éreintant par scrupule moral, etc.

Le bavardage culturel ne cessera pas et le mouvement culturel révolutionnaire ne vaincra pas, si ces questions ne sont pas résolues.

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Des étudiants contestataires de la Faculté de Nanterre occupent, le 29 mars 1968 le campus de la faculté fermée par le doyen à la suite de l'occupation des locaux par des étudiants qui ont créé le "Mouvement du 22 Mars".Archives/AFP

Des étudiants contestataires de la Faculté de Nanterre occupent, le 29 mars 1968 le campus de la faculté fermée par le doyen à la suite de l'occupation des locaux par des étudiants qui ont créé le "Mouvement du 22 Mars".

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