En écrivant ce matin, je porte le foulard kurde que Mehmet m'avait offert. Par Tieri Briet

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En écrivant ce matin, je porte le foulard kurde que Mehmet m'avait offert. Cemedanî en langue kurde. C'est un cadeau auquel je tiens, que j'ai porté dans les rues d'Istanbul ou en passant la frontière turque. J'y tiens parce qu'il est rouge, ma couleur préférée, mais j'y tiens aussi pour ce qu'il signifie de luttes, de résistances et d'espérances pour tout un peuple qui vit dans la tourmente, et pour l'engagement de Mehmet à protéger les enfants kurdes en Turquie. Un engagement qu'Asli m'avait raconté et que je veux raconter à mon tour.

Mehmet Atak est certainement l'un des meilleurs amis d'Asli Erdogan, et sa façon de veiller sur elle m'avait touché, celle d'un grand frère protecteur et inquiet. Comédien au théâtre, metteur en scène et militant pour la paix, il s'est battu pour dénoncer l'emprisonnement d'enfants kurdes dans les prisons de l'Etat turc, mais aussi pour empêcher que ces enfants, parfois seulement âgés de huit ou dix ans, ne rejoignent les troupes des armées du PKK à leur sortie de prison.

Mehmet est aussi un personnage haut en couleurs. Ses cheveux sont aussi blonds que sa barbe est noire, sa voix est chaude et sa beauté a quelque chose de princier, qui a fait de lui plusieurs fois un Hamlet au théâtre, un personnage dont j'ai seulement pu observer les photos mais je ne les oublie pas, ces images d'un prince aux très longs cheveux blonds, si habile à mimer la folie, fou amoureux d'Ophélie.

Ce foulard que Mehmet m'avait offert l'hiver dernier, je le porte presque chaque jour cet hiver, dans les rues d'Arles ou de Sète et jusqu'en Catalogne. Il m'a souvent valu des regards noirs, comme il avait déclenché des insultes dans les rues d'Istanbul. Et puis hier, j'ai vu la photo d'une victime des bombardements de l'armée turque à Afrin, en Syrie. Un homme au visage en sang, couché au milieu des légumes éparpillés de son étal, avec autour du cou ce foulard rouge que les Kurdes aiment porter. Je crois qu'il était mort, et j'ai regardé longtemps la photo pour essayer d'imaginer son histoire, avant d'aller acheter moi aussi des légumes, sur le marché de l'île de Thau, avec autour du cou le foulard de Mehmet.

On dit que la vie continue mais ce n'est pas seulement que la vie continue. Elle est forcée, la vie, et elle s'obstine à continuer avec son chargement d'images insupportables, et nous savons que ces images reviendront au milieu du sommeil, qu'elles portent assez de mort pour contaminer les visions à l'intérieur de nos rêves, pauvres dormeurs habités par l'effroi de ces morts sous les bombes.

Le rêve, c'est la roue libre de l'esprit disait Reverdy. Et dans le rêve du foulard rouge, il y a l'indépendance d'une nation kurde, enfin libre d'expérimenter un véritable confédéralisme démocratique, de vivre le communalisme kurde dans un pays en paix. Et dans le cauchemar du foulard rouge, il y a les crimes de l'Etat turc qui emprisonne et torture des maires et des députés kurdes légalement élus, qui bombarde les enfants kurdes que Mehmet avait tenté de mettre à l'abri. Et dans mon plus beau rêve, maintenant, il y a la mise à mort de Recep Tayyip Erdogan, président de la République de Turquie et principal assassin d'un peuple qu'il nous faut défendre, de toutes nos forces si la vie continue jusque là.

Tieri Briet, le 30 janvier 2018

Né en 1964 dans une cité de Savigny-sur-Orge où il a grandi à l'ombre d'une piscine municipale, Tieri Briet vit aujourd'hui au fond de la Camargue, avec une famille rom de Roumanie dont il partage la vie et le travail. Il a longtemps été peintre avant d'exercer divers métiers d'intermittent dans le cinéma et de fonder une petite maison d'édition de livres pour enfants. Devenu voyageur-ferrailleur pour pouvoir écrire à plein temps, il est aussi l'auteur d'un récit sur les sans-papiers à travers les frontières, « Primitifs en position d'entraver », aux éditions de l'Amourier, de livres pour enfants et d'un roman où il raconte la vie de Musine Kokalari, une écrivaine incarcérée à vie dans l'Albanie communiste, aux éditions du Rouergue. Il écrit pour la Revue des ressources, Ballast et L'Autre Quotidien en continuant d'explorer la Bosnie, le Kosovo et l'Albanie pour rédiger son prochain livre, « En cherchant refuge nous n'avons traversé que l'exil ».

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