Kurdistan - Un référendum pour quoi faire ? par Daniel Fleury

L’opposition d’Erdoğan au “référendum d’indépendance” proposé par Barzani au Kurdistan irakien a rencontré l’assentiment de la quasi majorité des Etats, hors Israël. Le président français s’est lui-même exprimé sur le sujet et a réfuté le droit des Kurdes d’Irak à se prononcer sur une autodétermination dans le contexte régional de guerre, les incitant à “renforcer l’Etat irakien et ses institutions démocratiques”.

Erdoğan ne s’est pas contenté de mettre en garde les dirigeants kurdes irakiens sur la “responsabilité qu’ils prendrait dans la déstabilisation des bonnes relations actuelles“, il a, depuis quelques jours, fait masser ostensiblement des blindés de l’armée turque aux frontières avec l’Irak.

La presse turque aux ordres du pouvoir AKP a entrepris, titres à l’appui, de dénoncer le “référendum” et de renforcer l’opération “gros yeux et menaces” engagée par le régime.
L’intervention est prête, si les Kurdes irakiens osent” clament-ils, en gros. Cliquetis de tourelles de char.

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Au sein même du Kurdistan irakien, le désaccord existe, opposant d’ailleurs les deux métropoles Erbil et Souleimanyeh, la seconde n’étant pas totalement pro-Barzani. Les opposants à la tenue du référendum ont pour argument de dire que les “structures du Pays”, sous entendu le “futur Etat”, n’existent pas, concernant la gestion économique, administrative, et que les disparités sont évidentes sur le territoire. Ils dénoncent au passage, l’absence de fonctionnement démocratique, le pouvoir étant “concentré entre les mains d’un homme, son clan politique et son parti” et le chef du gouvernement autonome provisoire s’étant refusé au scrutin populaire depuis longtemps.

Une partie de la population Turkmène, présente sur ce territoire, et soutenue par la Turquie, est vent debout contre le projet d’indépendance. Les Turkmènes et les Arabes refusent l’inclusion de Kirkouk et d’autres régions contestées dans le référendum, soutenus bien sûr également par Erdoğan. Les Yezidis seront les derniers consultés…

Rappelons que le Royaume-Uni, qui présida à la création de l’Etat-nation “Irak”  il y a quasi un siècle, ,se sent toujours l’obligation diplomatique de se mêler du sujet. Lors d’une rencontre récente, ils ont mis en garde contre la “dislocation”. La plaisanterie serait risible, s’il n’y avait pas les restes de l’Etat islamique, le contentieux avec des populations non kurdes disséminées ou déplacées, les instrumentalisations religieuses du schisme sunnites/chiites, et les alliances régionales correspondantes, des grands blocs. La dite “guerre contre Saddam” n’avait sans doute rien “disloqué” à leurs yeux.

La crise de l’Etat-nation irakien est totale, comme l’est celle de la Syrie, et de la Turquie, malgré le régime qui montre sa poigne répressive et n’a qu’une forme de pouvoir dictatorial à proposer, avec une guerre intérieure à la clé.

Et dans ce contexte, le dirigeant kurde irakien Barzani propose un référendum d’indépendance…

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Autant dire la création d’un Etat-nation kurde, appuyé sur le droit international reconnu à “l’auto-détermination”. Et sous les applaudissements d’une bonne partie de la diaspora kurde, les interrogations des “pourquoi pas ?”, la confusion classique entre “Peuple”, “Etat”, “Nation” en fond de tableau.

Ce débat sur l’avenir politique du mouvement kurde, fort justement tranché par les évolutions critiques d’Öcalan, et les propositions du confédéralisme démocratique, on le croyait, avec l’expérience en cours au Nord de la Syrie, devenu désormais un fil rouge majoritaire pour les Kurdes qui regardaient Barzani comme un “collaborateur” du régime Erdoğan.

Constatons qu’il n’en est rien.

Le dirigeant Barzani défend les intérêts d’une nouvelle classe dominante kurde, liée à la future rente pétrolière en “prévision”, et déjà enrichie par le commerce en bonne intelligence avec la Turquie voisine. Si, en apparence, Barzani s’oppose là au régime AKP de Turquie et à Erdoğan, c’est justement parce qu’une certaine allégeance pèse dans ces rapports pacifiques de “bonne intelligence”, et que s’affranchir un peu, en profitant du vernis international accumulé dans la lutte contre Daech, et l’isolement diplomatique relatif d’Erdoğan créait selon lui une fenêtre favorable.

Il s’est visiblement trompé dans les rapports de forces régionaux et les “laissez faire éventuels” des puissances impérialistes, pour lesquelles pourtant cette carte d’un Etat-nation kurde serait peut être à l’ordre du jour dans un futur régional, mais qui restent bloqués diplomatiquement sur l’actuelle autonomie de fait, vu la guerre qui se poursuit. La grande tablée du partage n’est pas encore pour demain.

On peut sans se tromper, penser que la création d’un Etat-nation supplémentaire, fut-il kurde, sera source d’approfondissement des crises existantes, et non solution.

Diviser pour les intérêts de sa classe dominante, et la consolidation de son pouvoir, dans ce contexte de guerre, se retournera contre toutes celles et tous ceux, dans le mouvement kurde, qui se font autrement porteurs/ses de solutions confédéralistes et communalistes. A coup sûr, le conflit entre Kurdes d’Erbil et forces politiques proches du PKK au Kurdistan irakien deviendrait alors ouvert, au grand plaisir d’Erdoğan, qui vitupère à vide à distance.

En massant des troupes et des blindés à la frontière, Erdoğan montre les gros bras en interne, faisant oublier sa collaboration “pacifique” avec Barzani aux plus nationalistes, mais pare également à toutes éventualités sur la suite des événements, que ce soit au Kurdistan turc, ou vis à vis d’un conflit ouvert avec les positions du PKK, que Erbil pourraient avoir l’intention de “réduire”.

Je pense inutile de préciser que le Rojava et son processus de mise en place d’un confédéralisme démocratique serait la première victime de ces recompositions régionales, d’autant que les “alliés” se posent des questions sur l’avenir après Raqqa et que les ardeurs du régime Bachar sont confortées plus que jamais par la Russie et les régionaux partie prenantes.

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Jouer la carte du référendum gagnant, dans ce contexte où tous les conflits, économiques, politiques, militaires, religieux, ne trouvent d’autres issues qu’une guerre d’intérêts internationaux entre impérialismes, et où la chair à canon est fournie localement, est une grenade dégoupillée supplémentaire.

Personne n’a aucun droit de s’opposer aux revendications d’auto-détermination d’un Peuple. Encore faudrait-il que cette auto-détermination ne soit pas décidée par quelques uns, qui plus est partisans d’un libéralisme éclairé, pour leur propre compte, se réclamant du grand partage entre Etats-nation de l’ex empire ottoman où les Kurdes “furent spoliés et oubliés”.

Mon propos n’est pas d’entrer dans les positionnements politiques des uns et des autres, au sujet de “l’indépendance”, et d’en faire un recueil “objectif”. Il est évident que le mot “indépendance”, une fois lâché, vu les contentieux vieux de plus d’un siècle, provoque un effet qui, derrière une “revendication”, voit soudain se réunir bien des contradicteurs d’hier, mêlant nationalistes convaincus et victimes récurrentes, à bout de leurs souffrances. Et le dirigeant Barzani en joue, en faisant appel aux martyrs dans ses discours, comme si sa classe dirigeante ne se comportait pas comme une bourgeoisie qui envoie ses troupes au combat.

Il est bien évident que le sentiment nationaliste kurde, réprimé dans le sang depuis un siècle, pour la période la plus récente, se mêle étroitement avec un désir d’identité quelque peu séparatiste. Mais quand on observe les dérives nationalistes qui ont succédé à la création des Etats-nation il y a un siècle dans la région, (les pouvoirs forts ou oligarchiques, militaires, qui ont permis de les maintenir, les régimes de parti unique, et les guerres en cascade, tout comme les luttes armées, et à l’exemple de ce qu’est la turcité meurtrière), on ne peut que soutenir et rappeler les positions politiques des forces du mouvement kurde, favorables, au contraire, au confédéralisme démocratique et aux expériences communalistes dans cette partie de la Mésopotamie et du Moyen-Orient. Les premiers kedi en témoignent.

Les gauches nationales européennes, pétries du concept d’Etat-nation, commençaient à s’intéresser, par le prisme du Rojava, aux solutions kurdes. Les replis nationaux en cours dans les différents Etats européens, sous les poussées populistes, ne favorisaient pas pourtant cet intérêt. Les diasporas kurdes, très souvent liées à ces gauches, parfois intimement, étaient déjà fortement influencées, en contradiction même avec les démarches critiques du PKK.
Ce projet de référendum, en ouvrant les vannes à toutes les positions opportunistes, ne va pas aider non plus.

Il n’est pas rare en ce moment, dans des articles, billets, sur les réseaux sociaux, de voir des “personnalités” de la diaspora développer, en contradiction même avec leurs positions d’hier, un “il vaut mieux un Etat-kurde que rien du tout“. Il est inévitable que, dans ce cadre, tous les opportunismes politiques leur emboîtent le pas.

Je ne suis pas Kurde, je ne suis qu’un chroniqueur sur Kedistan, qui n’a que la légitimité d’un “ami des Kurdes” pour donner mon avis… Et ce n’est que le mien. Il s’est forgé au rythme des luttes dites de “libération nationale”, qui, contrairement aux objectifs annoncés, dans l’environnement capitaliste mondialisé, a vu dans l’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle, chaque fois les contre-révolutions l’emporter, dans ces alliances contre nature entre nationalismes et volonté de souveraineté populaire à la base, pour simplifier.

Je ne me considère pas pour autant “français de souche” non plus, voire français tout court. C’est donc un point de vue politique anti-nationaliste que je développe là, considérant que des opportunités de l’histoire, lorsqu’elles répondent à des intérêts impérialistes supérieurs souvent, aboutissant à création d’Etats-nation, ont fait preuve, bien souvent à long terme de leur nocivité guerrière et massacreuse, parfois génocidaire.
L’histoire du capitalisme a toujours voulu étouffer, contraindre, écraser les mouvements d’émancipation qui le contestait et se réclamaient d’un futur commun pour tous et toutes, hors du venin national. Et parfois, comme en Espagne, les “gauches” réformistes ou staliniennes, ont aidé à la sale besogne.

Une volonté d’indépendance qui ne contient pas son propre dépassement, un souverainisme national, dans l’environnement mondialisé, sans même aucune conscience des enjeux écologiques précipités par la prédation capitaliste, ira dans le mur.

A l’inverse, aucune garantie de survie n’existe non plus pour le Rojava.

Mais se rabattre par impatience et opportunisme, sur des solutions qui ont fait la preuve de leur faillite historique, et surtout seront à très court terme sources de nouveaux conflits d’intérêts, ne peut que faire reculer le mouvement kurde dans son ensemble, et en Turquie même, justifier toutes les nouvelles guerres intérieures, sans parler des conséquences côté iranien, récurrentes déjà.

Le Conseil de Sécurité de l’ONU, pour parapher le tout, s’est prononcé contre l’organisation du référendum, ce qui pourrait donner une “légalité internationale” à un chantage en direction de tous les Kurdes, voire une légitimité aux positions de rapport de forces d’Erdoğan. Il s’est prononcé également pour des “négociations à ouvrir”, ce qui se ferait sur le dos de la Confédération Nord de la Syrie, n’en doutons pas.

Il paraît ces jours ci nombre d’articles francophones sur le sujet. J’en cite seulement trois, en partie contradictoires.

Un billet paru dans L’Orient le Jour, (presse libanaise)

Et ceux-ci, plus fouillés dans l’analyse politique:

Sur le magazine Orient XXI

Sur le magazine Ballast

Daniel Fleury, pour Kedistan

Cette chronique vient d'être publiée par nos amis du site d'information sur la Turquie, le Kurdistan et la région, Kedistan, dont Daniel Fleury est un des animateurs. Nous le.s remercions de nous laisser partager leurs analyses et informations dans L'Autre Quotidien.