Turquie, référendum • Ne pas regarder le doigt, par Daniel Fleury

Inutile de rappeler le mot du sage africain à propos de la lune et d’un doigt qui la montre. Mais la stupeur qui peut saisir à la vue des résultats du référendum en Turquie peut se dissiper à l’aune de cette maxime.

Au delà d’un résultat “officiel” pour le régime AKP, qui annonce une victoire à la Pyrrhus, il semble important de replacer ce référendum dans la séquence politique de la Turquie des 10 dernières années au moins.

Un Erdoğan nous a habitué à faire oublier par une décision, un discours, un événement, chaque fois, la séquence précédente de son accession aux pleins pouvoirs.

L’exemple le plus parlant serait celui du “processus de négociations” autour de la question kurde.

Qui se souvient qu’Erdoğan fit appel au vote kurde en 2007, et que ses promesses « d’ouverture démocratique » y rencontraient alors de grands espoirs. En 2005, Recep Tayyip Erdoğan, dans un discours mémorable à Diyarbakır avait reconnu l’existence du « problème kurde ». Qui se souvient des mises en place justement de “l’ouverture démocratique” de 2009 ? Des “négociations ouvertes” de février 2015 ?

Erdoğan et l’AKP n’ont cessé de brouiller les choses, jouant à la fois avec leurs alliés ultra-nationalistes d’aujourd’hui et les kémalistes laïcs du CHP, deuxième force politique du parlement turc.

Et c’est aussi sur cette même question, mais élargie à l’ensemble de l’opposition démocratique que représente le HDP, que l’impasse voudrait être faite maintenant.

A l’analyse des résultats, large fraude mise de côté, on constate que la ville dont Erdoğan fut le maire, et d’où il débuta son ascension, à savoir Istanbul, vote pour le NON avec une courte majorité. Il en est de même pour Ankara. Pour Izmir, il n’y a rien d’étonnant. Et Adana a suivi le même chemin.

Istanbul a vu arriver encore ces dernières années, une population d’origine rurale pourtant, propice à la démagogie populiste bigote de l’AKP. Et c’est aussi dans ces métropoles, que les défenseurs du NON mentionnent les grandes fraudes.

Ces résultats, cette poussée visible du refus des pleins pouvoirs à Erdoğan, confirment, comme une partie immergée d’iceberg, la perte sensible d’électeurs des deux partis de gouvernement (AKP et MHP) qui auraient du, logiquement, se retrouver dans le résultat pour le OUI. Quatre millions de voix manquent, alors que le nombre de votants augmente de 1 million entre ces deux votes.

Bien sûr, on peut penser que les ultra-nationalistes furent les premiers à faire défaut, mais de là à devenir les fers de lance du NON…

Le clair de lune à observer est donc là, et non sur le doigt d’Erdoğan qui nous explique que le vote AKP progresserait “chez les kurdes”, propos de fin de soirée électorale, gentiment repris par les médias, y compris en Europe.

Côté Bakur, on sait qu’elle fut la mobilisation pour le NON, malgré la répression, la désorganisation, la précarité généralisée. On sait aussi que les lieux de vote étaient à la merci des “usurpateurs” mis en place pour le pouvoir central AKP, là où les maires et co-maires éluEs ont été excluEs, et souvent emprisonnéEs. Enfin, l’appât du gain de nouvelles classes moyennes, encouragé par les destructions et expropriations propices aux affaires et spéculations foncières et immobilières a pu faire voter “pouvoir fort”, tout comme dans les zones où le pouvoir a installé des “protecteurs de village” armés, qui par endroit, ont “trustés” les votes.

Celles et ceux qui sont descendus dans les rues des métropoles hier pour dénoncer à la fois les fraudes, la spoliation électorale, mais aussi à part égale, refuser le résultat, réclamant une légitimité à s’opposer à une “dictature”, démontrent s’il en était, que la Turquie n’est pas seulement coupée en deux, mais que des forces vives sont restées attachées à ce que fut le mouvement de jeunesse de Gezi en 2013. Encore une période “passée aux oubliettes” par les gesticulations et la guerre d’Erdoğan.

Le Reis pratique donc à merveille le sport national républicain turc en politique, qui a à son palmarès l’oubli et le refoulement d’un génocide quasi fondateur…

Et l’on pourrait croire qu’il joue déjà la carte d’après, quand il brandit la menace d’un nouveau référendum sur la “peine de mort”. Encore un doigt tendu pour qui ne veut rien voir.

Nous rejoignons donc un certain nombre de commentateurs qui, en Turquie même, appellent à regarder les réalités du pays en face, et l’existence de divisions en germes à l’AKP, dans ses rangs , comme chez ses alliés, mais surtout une opposition démocratique plus jeune, qui ne recoupe pas totalement les partis et les dépassent. Le peu de campagne possible pour le NON avait dans les métropoles, mis en lumière des rassemblements très divers, et non alignés, malgré la répression et l’état d’urgence. Erdoğan n’a pas tué la totalité des forces vives de la Turquie, souvent anesthésiées à la fois par les partis dominants très légalistes, et la peur, la division, distillées en permanence par le régime.

Dire qu’il existe un refus d’accompagner plus loin Erdoğan, qui s’est comptabilisé avec celui qui s’y opposait déjà, et penser que les manifestations de dimanche soir contre le résultat en est une toute petite partie visible, peut paraître une façon de dire “même pas mal” pour se consoler…

Il n’en est rien, au contraire. C’est lutter contre la démoralisation qui peut succéder à la stupeur, et surtout, regarder demain en face, et ne pas jouer les cartes à la même table qu’Erdoğan.

Ce référendum est une nouvelle bascule politique.

On peut deviner que deux entreprises de liquidation finale de l’opposition démocratique peuvent être envisagées, à la suite du “résultat officiel” et du nouveau système mis en place. Erdoğan peut poursuivre des levées d’immunité de députés, et jouer comme déjà sur la division “question kurde et kémalistes”, pour faire disparaître en silence le HDP, ou dissoudre comme il en a maintenant le pouvoir. Les deux dans l’ordre pourraient se produire, afin de laisser “respirer” les électeurs…

La nouvelle bataille “démocratique” d’Erdoğan sera donc de se débarrasser définitivement des gêneurs du parlement, afin de clôre la séquence des 5 dernières années, avant que de faire réélire un nouveau parlement croupion. Trouvez vous même, la place que prend l’épouvantail de la peine de mort là-dedans…

Alors, quel est le piège tendu à l’opposition démocratique parlementaire ?

Tout simplement celui de vouloir “capitaliser” en vue de prochaines élections possibles le NON qui s’est exprimé dimanche, et plutôt qu’en faire “un droit d’insurrection légitime contre le tyran”, (comme certaines constitutions démocratiques l’autorisent), d’en faire un mouvement de protestation contre un non respect de morale électorale, stricto sensu.
Chacun sait qu’Erdoğan sera le premier à penser “ils se lasseront, surtout avec quelques gardes-à-vue à répétition”.

Accepter la réalité de l’existence d’un refus d’Erdoğan qui progresse, c’est travailler à le faire entrer en résistance, à trouver des formes de désobéissances civiles, à faire comprendre que les institutions désormais sont celles de la démocrature. La résistance à l’oppression qui vient ne passera pas par la défense d’une légalité qui n’existe déjà plus, et ne peut exister sous la férule d’Erdoğan.

Travailler à unir l’opposition démocratique va de fait se heurter au légalisme républicain kémaliste, et ne pas se retrouver sur son terrain sera sans doute aussi difficile que cette campagne avortée du NON, en ordre dispersé, et pourtant porteuse de fruits dimanche soir.

Le combat démocratique est celui de la défense des prisonniers et otages politiques, le combat politique celui de l’opposition résolue à Erdoğan, dans tous les interstices possibles, comme c’est déjà le cas. Mais l’option de “la prochaine élection qui viendrait” serait mortifère à coup sûr.

Il s’agit là de réflexions à chaud, faites à partir de commentaires et d’articles, d’analyse des résultats et d’un besoin de regarder la lune, pour éclairer la nuit noire de Turquie.

Daniel Fleury, le 18 avril 2017

Cette chronique vient d'être publiée par nos amis du site d'information sur la Turquie Kedistan, dont Daniel Fleury est un des animateurs. Nous le.s remercions de nous laisser partager leurs analyses et informations dans L'Autre Quotidien. Car comme le rappelle Daniel Fleury dans cette chronique : "dire que ce qui se passe en Turquie “secoue inévitablement l’Europe entière“, et vice-versa, ne se lit pas que chez l’écrivaine Aslı Erdoğan, mais dans la réalité des vingt dernières années."

Manifestation à Istanbul contre les résultats du référendum donnant tous les pouvoirs à Erdogan

YASIN AKGUL (AFP)

YASIN AKGUL (AFP)