Meetings de l'AKP en Europe : Erdoğan s’exprime sur la liberté d’interdire, par Daniel Fleury

Les “interdictions” faites aux ministres turcs de l’AKP de tenir meeting dans différents pays européens ou landers allemands font éructer Erdoğan.

Une partie de la “gôche” européenne appelle au calme, à la raison, et par exemple, le gouvernement français laisse volontiers le ministre des affaires étrangères turc tenir meeting et conférence de presse à Metz, durant lesquelles il reprend les qualificatifs de “nazis” à l’encontre de pays européens voisins.

Doit-on placer le débat sur le terrain de “la liberté d’expression” ?

Erdoğan n’hésite pas à le faire, et son outrance coutumière y trouve un terrain favorable. “Nazisme” contre “nouvelle démocratie turque d’après 15 juillet“, voilà à peu près le niveau des discours.

Et, en écho, toutes les droites et extrêmes droites xénophobes européennes entonnent le crédo de l’interdiction de “meetings islamistes” sur le sol des belles démocraties. Nous voilà dans le choc de “civilisations”, ou du moins son avatar…

Et quand tout cela se fait, tant aux Pays-Bas, qu’en France ou en Allemagne, sur fond d’échéances électorales en cours, ou imminentes, cela devient arguments de campagne pour identitaires de tous bords.

Nous voilà revenus à des instrumentalisations politiques, favorables de part et d’autre, au renforcement des courants populistes identitaires, avec toute la division que cela suppose, et toutes les confusions et brouillages surtout.

Voilà donc remis en selle le faux débat sur la Turquie et l’Europe, entre autres, qui a cours depuis plus d’une décennie.

Pour rappel, et pour faire court, l’accession au pouvoir d’Erdoğan, mais surtout sa crédibilité, doivent beaucoup à son aura “moderniste européenne” dont il enfila le costume, et à l’adéquation entre les propres orientations économiques libérales de ses “soutiens” et la finance internationale, dont l’européenne, en recherche d’investissements juteux. Le repli “politique” européen qui suivit a quasi effacé cette “embellie”… Et cet effacement a d’ailleurs autant servi les desseins politiques populistes du régime AKP, que ceux des droites européennes, dont les politiciens surfaient sur la xénophobie et les “identités nationales”.
Comme pour le putsch manqué de juillet, le repli européen d’alors fut un “cadeau du ciel” pour Erdoğan, confronté qu’il était aux “ouvertures” démocratiques du processus de rapprochement, qui suscitaient en Turquie même, des ruptures, tant dans la jeunesse que parmi les représentations des “minorités”.

L’illusion démocratique européenne aurait pu lier les mains d’un régime dont le seul but était pourtant de se maintenir au pouvoir, et d’en faire profiter ses secteurs économiques et financiers alliés, tout en maintenant un verrouillage autoritaire. Le dernier livre d’Ahmet İnsel développe très bien cet aspect, et pose la question de savoir comment ces doubles mouvements de replis, européens et turcs, ont favorisés des classes politiques au pouvoir, en dialectique, de part et d’autre du Bosphore…
Bref, dire que ce qui se passe en Turquie “secoue inévitablement l’Europe entière, et vice-versa, ne se lit pas que chez l’écrivaine Aslı Erdoğan, mais dans la réalité des vingt dernières années.

Et c’est bien encore le cas avec ces meetings de campagne pour le OUI au changement constitutionnel, animés par des ministres en personne, tentant de s’imposer malgré les mises en garde et les interdictions. L’occasion était trop belle pour Erdoğan, et sa capacité de vocifération, pour ne pas en appeler à nouveau au “Monde”

En passant, nous pouvons souligner qu’envoyer des “ministres” pour prêcher la bonne parole du Reis, était de fait une provocation totalement réfléchie, alors que le Conseil de l’Europe s’était divisé en ce début d’année sur une prise en compte des rapports multiples sur “les atteintes aux droits humains et les menaces pour la paix” et leur inscription à l’ordre du jour de cette assemblée, liée à la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Les pressions multiples du gouvernement AKP, les aides de ses nouveaux alliés (Russie) et l’abstention de gouvernements sociaux démocrates européens avaient permis pour un temps de repousser l’examen politique des répressions en cours et des crimes actuels et exactions passées au Bakur.

Il était donc facile et prévisible, pour un Erdoğan, d’enfoncer le fer dans le ventre mou européen, à l’occasion de cette campagne référendaire pour son sacre.

On est à la fois dans la psychologie politique du personnage, et dans la nécessité de trouver “officiellement” des voix dans la diaspora turque (3 millions de personnes en Europe, soit plus d’un million d’électrices et d’ électeurs potentiellEs) et la radicaliser, confrontée qu’elle est de plus en plus ici à la divulgation des crimes du régime, par voies de médias, même édulcorées. Garantir une marge pour la triche qui ne manquera pas avec les voix de la diaspora fait aussi partie de l’objectif.

Mais cette “aubaine” pour Erdoğan, en est également une pour toutes les voix identitaires qui s’expriment dans les pays européens et portent le poison du racisme et de la division dans les classes populaires et pas que…

Nous sommes bien loin de “je cause avec tout le monde, et je laisse causer tout le monde”, ou, pour le dire plus politiquement correct, “la liberté d’expression”.

En Turquie, les milliers de tuéEs du Bakur ne sont plus là pour la réclamer.

Les otages politiques emprisonnés ou en procès en cascade, non plus. Les familles, projetées dans la misère sociale, du fait des purges et des arrestations, sont autant priées de se taire, que réduites au silence par la menace et la répression s’il le faut. Toutes ses paroles-là se sont éteintes, sont empêchées, et les mots rentrés dans les gorges par force. Alors, interdire à un ministre des basses œuvres de l’AKP de s’exprimer peut-il être mis en balance avec ce silence de mort imposé ? Ma liberté d’expression n’irait pas jusqu’à faciliter la prise de parole de l’assassin.

N’y a-t-il pas déjà dans la diaspora turque européenne suffisamment de loups gris ou de supporters d’AKP pour faire campagne pour le sacre du Reis ?

La parole même de toute opposition n’est-elle pas muselée déjà, avec la fermeture de chaînes d’infos émettant via des satellites européens, la mise sous surveillance anti-terroriste de membres de mouvements kurdes, la surveillance des réseaux et des communautés ?

La question n’était pas de savoir s’il fallait interdire ou pas l’expression des partisans d’une Turquie fascisante, mais simplement de savoir pourquoi seules ces voix-là sont soutenues et mises en avant.
Et pourquoi ces gouvernements européens aux mains liées par des accords migratoires ou des contrats économiques se taisent depuis plus de deux ans…

Il est facile à des gouvernements qui ont signé un deal financier avec Erdoğan afin qu’il serve de chien de garde pour les réfugiés des guerres, de hausser le ton sur cette provocation, alors que les mêmes n’ont jamais amplifié la voix de l’opposition démocratique turque et kurde. Et la surenchère, lorsqu’elle procède d’arrières pensées racistes, brouille encore le message davantage.

Au final, ce sont les populistes identitaires qui se renforceront, ici et là-bas. L’exact inverse de ce que peuvent attendre les partisans du NON, et celles et ceux qui réclament justice pour les crimes du régime.

Pourtant, être crédule au point d’attendre des gauches européennes en campagne, et de leurs variantes sociales démocrates ou sociales libérales, tout autant que des droites libérales autoritaires, autre chose que des positionnements opportunistes, serait croire au lapin de Pâques.
Il n’est guère que les courants “communistes” qui aient conservé quelques réflexes “internationalistes” et aient condamné cette mascarade organisée, en écho aux mouvements kurdes de la diaspora.

La seule question qui mérite d’être posée, c’est celle de la facilitation de l’expression des voix de l’opposition au régime Erdoğan en Europe, face aux provocations. Jusqu’ici, on a plutôt vu ces mouvements d’opposition accusés de créer des “troubles à l’ordre public”, là où ils portaient la contradiction. Et savoir que les bureaux de votes, pour certains, se trouveront dans des locaux associatifs favorables à l’AKP, et non systématiquement dans les consulats, devrait aussi mobiliser les autorités gouvernementales en Europe, davantage que “l’accueil” dû, paraît-il, à un ministre d’un gouvernement assassin.

Et, pendant que tout ce monde communique sur la polémique créée, on continue dans le gris des tribunaux, à juger des journalistes, des intellectuels, des opposants politiques, tout comme à réprimer l’expression du NON sur place. Pas de problème sur la “liberté d’interdire”, dans le nouvel ordre constitutionnel turc.

Il sera dit un jour, sans doute aussi sur Kedistan, si le magazine se survit à lui-même, que les gouvernements européens ont contribué à ce que la nuit soit plus épaisse encore en Turquie, aux couleurs d’un croissant de lune rouge sang… Tandis que les couteaux s’aiguisaient en Europe…

Et s’il fallait parler en plus du rôle que joue la Turquie dans l’approfondissement des guerres en Syrie et en Irak, nous verrions que ces lames tuent déjà bien des vies, et que le manche n’est pas toujours tenu par ceux qu’on croit.

Daniel Fleury, le 14 mars 2017

Nous attendions impatiemment cette chronique sur la polémique autour de l'interdiction/ou non des meetings de propagande de l'AKP en Europe pour appeler à voter en faveur du renforcement des pouvoirs d'Erdoğan. Elle vient d'être publiée par nos amis du site d'information sur la Turquie Kedistan, dont Daniel Fleury est un des animateurs. Nous le.s remercions de nous laisser partager leurs analyses et informations dans L'Autre Quotidien. Car comme le rappelle Daniel Fleury dans cette chronique : "dire que ce qui se passe en Turquie “secoue inévitablement l’Europe entière“, et vice-versa, ne se lit pas que chez l’écrivaine Aslı Erdoğan, mais dans la réalité des vingt dernières années."